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est un et triple. Cette trinité de l’homme s’appelle sensation, sentiment, connaissance. Celui qui oserait dire que l’essence divine, qui est beauté, bonté, puissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Satan. Celui qui oserait dire que l’essence humaine, créée à l’image de Dieu, et qui est sensation, sentiment, connaissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Caïn. — Nos lecteurs se rappelleront peut-être que le fond de ces idées constitue la doctrine d’un livre dont nous les avons entretenus dans ce recueil[1]. Comme cette doctrine est, aux yeux de celui qui nous l’a révélée, le dernier terme de la science humaine, il a pensé qu’elle devait servir d’épilogue aux aventures de Consuelo, qui sont l’image des destinées de l’humanité. C’est une singulière fin pour un conte romanesque qu’une dissertation sur Pythagore, sur la tétrade, sur Jésus-Christ et la trinité, dissertation extraite d’un livre publié il y a quatre ans ; mais sans doute ces scrupules littéraires auront paru frivoles en face des hauts intérêts de la religion de l’avenir. Il est permis aux hommes qui ont de grands desseins de s’affranchir des règles ordinaires ; seulement, si l’on compare les tribulations de la pauvre Consuelo et du malheureux Albert au résultat final offert au lecteur, c’est vraiment alors qu’ils paraissent à plaindre. Quoi ! tant d’épreuves, d’infortunes, de persécutions, de mystères, pour apprendre que Pythagore était socialiste ! C’est une révélation achetée bien cher.

Nous éprouvons un déplaisir profond, quand nous voyons un artiste supérieur comme Mme Sand garrotté dans les liens d’une métaphysique erronée. Les saines idées philosophiques n’entravent pas l’imagination ; elles la nourrissent et la fortifient. Elles ne lui imposent pas des formules lourdes et abstruses ; elles lui laissent toute sa liberté pour créer des formes belles et divines. On sent parfois que Mme Sand se fatigue du joug qu’elle porte ; elle s’échappe par des digressions, elle se permet quelquefois des épisodes, des tableaux qui n’ont heureusement rien de commun avec les prédications sur la religion nouvelle : révoltes trop rares, sans lesquelles il ne serait pas possible de croire que la même main a écrit Valentine et Consuelo.

Le talent de conter, la faculté lyrique de Mme Sand, ont été tour à tour l’objet de notre examen. Il ne nous reste plus qu’à reconnaître quelle est chez elle la force et la compétence du penseur. Il y eut un temps où Mme Sand trouvait étrange qu’on exigeât d’elle une certaine gravité philosophique : elle ne voulait être que le petit George. Elle

  1. De l’Humanité, par M. Pierre Leroux (Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1840.)