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POÈTES ET ROMANCIERS CONTEMPORAINS.

manquèrent pas. Il faut avoir plus de sévérité envers soi-même quand on veut tenir son rang dans la famille des vrais artistes. De nos jours, il est un poète qui a été tellement obsédé pour ainsi dire par l’apparition de Faust, qu’il n’a pu résister au désir d’oser une création analogue : c’est Byron ; mais quel soin il a pris pour éviter toute ressemblance de costume et de formes avec ce même Faust qui lui inspirait une émulation irrésistible ! Manfred n’aura rien qui rappelle le docteur ; il est gentilhomme, il est comte, il a un château dans les hautes Alpes, de nombreux vassaux. Dans de longues veilles, Faust se consume sur les livres innombrables qui encombrent son cabinet ; Manfred vit le plus souvent au milieu des montagnes, qu’il parcourt avec l’agilité d’un chasseur de chamois. C’est chose curieuse de voir comment Byron a lutté contre le célèbre monologue de Faust saluant les rayons de la lune, sa sombre et triste amie, qui vient jeter une pâle lumière sur ses livres et ses manuscrits. Manfred aussi se complaît au spectacle nocturne de la nature ; du haut de la tour de son château féodal, il contemple la lune resplendissant sur les cimes neigeuses des montagnes, et sa clarté lui rappelle qu’autrefois il errait à Rome au milieu des ruines du Colysée durant d’aussi brillantes nuits. Alors il nourrissait dans son cœur un amour silencieux des grands débris du monde antique, qui, comme le cirque du gladiateur, paraissait encore debout, quoique détruit. Ainsi Byron appelait à son aide les plus puissans souvenirs ; il pensait que ce n’était pas trop de l’image de Rome elle-même, de ses palais et de ses tombeaux renversés pour que la figure de Manfred ne pâlit pas tristement devant la solitude et la lampe du docteur Faust. Toujours les artistes de génie font tourner à leur gloire l’admiration qu’ils ont pour leurs rivaux et le respect qu’ils ont d’eux-mêmes.

Cependant il devait arriver un moment où Mme Sand, excitée par ceux qui l’adulaient, pour la mieux dominer, s’affranchirait de toute réserve. On ne remonte pas les mauvaises pentes, elles vous précipitent. Consuelo fut pour Mme Sand comme une Bohême littéraire où elle se permit tout. Elle goûta cette fois sans scrupule et sans gêne le plaisir d’errer à l’aventure ; enfin elle put se croire tout-à-fait indépendante. Elle commence son roman sans savoir où elle va, ce qu’elle veut, c’est le droit et la liberté du génie. Autour d’elle, qui songerait à le lui demander ? Dans le monde où elle vit désormais, elle est à l’abri de tout avertissement, de tout conseil fâcheux. Une très-jeune cantatrice d’un talent réel, mais inégal, était l’amie de Mme Sand ; elle deviendra l’héroïne du roman et s’appellera Consuelo. Nous sommes à Venise, qui inspire toujours bien l’auteur des Lettres d’un voyageur.