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sacrifié aux antipathies du jour les éventualités de l’avenir. En allant à Londres, l’empereur a fait un acte de hardiesse et de prévoyance ; s’il n’a pu espérer d’ovations populaires, il attendait, il recherchait autre chose. Qui oserait dire que ses prévisions ont été trompées ?

Le voyage du roi est aujourd’hui décidé, bien qu’il soit ajourné jusqu’après les couches de la reine Victoria. Le roi Louis-Philippe, en débarquant en Angleterre, y rencontrerait à coup sûr cet accueil cordial et ces démonstrations chaleureuses que n’attendait point l’ennemi de la Pologne ; les populations se presseraient sur son passage, et des meetings se formeraient sur tous les points du royaume pour lui organiser une réception triomphale. Le sens élevé du prince qui préside aux destinées de la France lui a fait repousser ces succès dangereux et ces acclamations funestes : il ne veut pas s’exposer à être salué comme l’ami dévoué de l’Angleterre ; il ne donnera pas aux ennemis de sa dynastie ce thème à exploiter. Le roi rendra au château de l’île de Wight la visite de famille qui lui a été faite au château d’Eu ; il y arrivera, dit-on, à bord d’un bateau à vapeur, sans appareil et sans éclat, et maintiendra aussi scrupuleusement que l’a fait la reine Victoria elle-même un caractère tout personnel à sa démarche. Le pays lui saura gré de cette réserve, et demanderait un compte sérieux aux ministres d’un voyage conçu et exécuté dans un autre esprit.

La situation véritable de l’Europe s’éclaircit chaque jour, grâce à cette publicité qui est l’honneur et la vie du gouvernement représentatif. Une correspondance importante vient d’être imprimée et distribuée à la chambre des communes, conformément à la demande qui en avait été faite à sir Robert Peel dans le courant du mois dernier. L’Angleterre a aujourd’hui sous les yeux toutes les pièces relatives à la négociation ouverte par sir Stratford Canning à Constantinople, pour obtenir la révocation de la loi qui, en vertu de la prescription du Coran, frappe de mort tout musulman devenu chrétien et tout chrétien qui, après s’être fait musulman, revient au culte de ses pères. Cette affaire a été conduite avec une décision et une vigueur peu commune, et l’on comprend, en lisant ces pièces, que le cabinet anglais ait désiré se voir provoqué à les placer sous les yeux du parlement.

On sait qu’un Arménien âgé de vingt ans, du nom d’Avakim, fut condamné, en vertu d’un règlement militaire, à recevoir la bastonnade. Il céda, pour échapper à ce supplice, à la suggestion qui lui était faite de se déclarer musulman ; mais bientôt, poursuivi de remords, il fit acte public de retour au christianisme, et fut condamné à la peine de mort, qu’il souffrit courageusement au mois d’août dernier, après d’horribles tortures.

Ce fait souleva l’indignation de tout le corps diplomatique, et en particulier celle de l’ambassadeur d’Angleterre, et sans se rendre compte peut-être de toute la gravité de la question de principe qu’il allait provoquer, sir Stratford Canning passa une note à la Porte pour réclamer énergiquement l’abolition d’une loi barbare, injurieuse pour tous les chrétiens, puisqu’elle semblait faire de leur croyance une sorte de crime capital.