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l’avait jeté en 1813. Il semblait qu’une pensée impérieuse, une pensée rebelle, à laquelle il tentait en vain d’échapper, le ramenât sans cesse malgré lui à cette phase décisive de sa vie. « L’amour-propre, me dit-il, est souvent le mobile de nos actions. A l’époque où je fus élu, on disait : Il est proposé, mais il n’osera pas accepter. Ce mot vint de haut. Alors j’aurais voulu abdiquer mes emplois, rentrer dans la vie privée ; mais ce mot : il n’osera pas ! m’entraîna, et j’osai. »

Après avoir rappelé à diverses reprises la déplorable époque de 1813, il se tut tout à coup, et resta quelques instans immobile, la tête penchée. Sa figure, jusque-là si vive, si animée, se revêtit soudain d’une indéfinissable expression de tristesse ; puis, se levant brusquement et m’entraînant vers la fenêtre : « Ah ! je crois, s’écria-t-il, et il faut croire ! » En ce moment, l’obscurité commençait à se répandre dans la chambre où nous étions ; mais, au pied du palais, nous voyions les vagues de la mer, les flots du lac Mélar dorés par les rayons du soleil couchant. Les banderoles des navires, les pavillons de l’amirauté et des casernes flottaient au souffle de la brise, et tandis que la façade du théâtre, les larges maisons du Blasieholm, projetaient sur le pavé de grandes ombres, les vertes collines du parc, les bouleaux aux branches pendantes, les plus à la tête arrondie, se détachaient en lignes distinctes sur un ciel d’azur. Çà et là une barque s’éloignait encore du quai et glissait légèrement sur l’eau limpide. A côté d’un bâtiment qui venait de jeter l’ancre dans le port, un autre navire larguait ses voiles, virait de bord, et un coup de canon annonçait l’arrivée d’un bateau à vapeur ; dans l’intérieur de la ville, tout était déjà calme, silencieux. Le roi contemplait d’un regard profondément ému ce doux et imposant spectacle, et nulle parole de religion ne m’a plus frappé dans le monde que ces mots : « Il faut croire ! » prononcés en face d’une telle scène, par un vieux soldat de 1789, dans son palais de roi.

Chaque fois que j’ai revu Charles-Jean, un an, deux ans plus tard, il m’a exprimé le même sentiment religieux, il m’a parlé de la France avec le même amour. Certes, ce fut un jour affreux, un jour qu’il faudrait pouvoir effacer de notre histoire moderne, que celui où l’on vit cet enfant de la France, anobli, illustré, comme il le disait lui-même, par la France, s’allier aux ennemis de notre pays, tracer lui-même le plan de bataille qui devait ensevelir nos soldats dans les plaines de Leipzig, ouvrir, selon l’expression de Napoléon, aux hordes du Nord le chemin du sol sacré. « Pour prendre femme, disait encore Napoléon dans son style énergique, on ne doit point renoncer à sa mère. » Et Charles-Jean a renoncé à sa mère, à la terre vénérable pour