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donc la poésie nouvelle qu’on nous promet ! C’est avec ces belles imaginations qu’on prétend rajeunir la littérature épuisée !

Pour un observateur impartial, pour un peintre ingénieux, la société de la restauration est pleine des plus piquans tableaux. Cette société a disparu, mais on peut la reconstruire. Beaucoup de ses acteurs s’agitent encore sous nos yeux, et sont comme des indications vivantes des caractères de cette époque. Seulement, pour la représenter avec fidélité, il faut avoir l’esprit libre de préjugés iniques et haineux. Dans le Compagnon du tour de France, Mme Sand n’a sur la société de la restauration que des observations superficielles, des appréciations vulgaires ; elle n’aperçoit plus les choses et les hommes qu’à travers son enthousiasme exclusif pour Pierre Huguenin, le menuisier révélateur. Toutefois, avant de fermer ce roman, n’oublions pas une figure qui attire et satisfait les regards du lecteur : c’est la physionomie d’une femme du peuple, de la Savinienne, qui tient une hôtellerie occupée par des ouvriers compagnons. Cette femme est belle, bonne, active, fait avec simplicité des actes de dévouement et de vertu. Elle plaît précisément parce qu’elle est tout-à-fait en dehors des intentions systématiques de l’auteur. Cette création naïve est la meilleure critique des autres personnages populaires que Mme Sand a si prétentieusement posés.

Nous dirons des passions de la jeunesse ce que nous avons dit de celles du peuple : pour bien les représenter, il faut que l’écrivain les domine par la maturité de sa raison. Goethe, dans ses romans et dans ses drames, met souvent en scène la jeunesse des universités. Avec quelle vérité il peint les pétulances de l’âge, ses nobles ardeurs, ses témérités, son inexpérience, son dédain des sages conseils, ses aspirations vers un avenir inconnu, sa soif de l’infini ! Les jeunes et brillans héros de Goethe sont vrais. Pourquoi ? Parce que le poète qui les a créés les juge en les faisant mouvoir, et amène le spectateur à les juger comme lui. On les suit avec intérêt, tout en riant doucement de leur ignorance de la vie. Le poète n’oublie pas non plus de transporter ses personnages dans une sphère qui les sépare d’une réalité triviale. Comment l’auteur d’Horace a-t-il pu s’imaginer que, pour peindre avec vérité la jeunesse de nos jours, il fallait nous la montrer se rejetant sur les côtelettes plus larges et les beefstakes plus épais de M. Pinson, dont la cuisine est excellente, très saine et à bon marché ? Mme Sand, en écrivant Horace, s’est trompée sur tous les points. Elle a cru qu’il fallait se faire étudiant pour peindre les étudians ; elle a pensé qu’elle devait mettre le lieu de la scène entre la Chaumière et le Pont-Neuf.