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également à penser. Voyez un peu comme on se trompe : sous la cendre de ces beaux cheveux blonds, l’incendie couve, et ce frais visage de quinze ans, cette bouche divine de madone ne sourit avec tant de douceur et de grâce ingénue que pour masquer toute sorte d’égaremens qui nous échapperaient à nous vulgaire, mais dont l’œil de lynx de l’auteur des Esquisses va saisir le secret au plus profond des cœurs ! Triste et douloureuse fonction du moraliste, de mettre ainsi à nu la vérité, quoi qu’il en coûte, et de nous initier à toutes les faiblesses, à tous les désenchantemens ! Eh quoi ! la société française, hier encore si insouciante et si gaie, serait à ce point travaillée de langueur et d’ennui ? Eh quoi ! le cœur desséché de Werther battrait dans les blanches poitrines de ces femmes que tout dilettantisme enivre, et qui vont dans la même semaine se passionner pour un livre nouveau, pour une cavatine, que sais-je, moi ? pour une valse importée chez nous des bord du Rhin ? Non, monsieur le duc, vous vous êtes mépris ; vous avez été dupe des romans que vous lisez. Lorsque l’empereur Napoléon rencontra Goethe à Erfurth, il lui reprocha d’avoir donné, par l’amour, deux mobiles au suicide de Werther, quand un seul eût suffi ; et Goethe, approuvant la critique, répondit qu’il n’hésiterait point à en tenir compte, si son œuvre était à recommencer. En effet, presque toujours c’est assez d’un mobile, et dans une société que le torrent emporte, dans un monde que tout amuse, occupe et réjouit, il n’y a plus place désormais pour ces orages que vous rêvez, pour ces douleurs sans nom, filles de la solitude et du désœuvrement.

Du reste, si le noble duc, en ses révélations bizarres, semble ne tenir aucun compte de la pudeur des gens, il faut avouer du moins qu’il ne se montre ni plus discret ni plus scrupuleux à l’égard des siens. Un portrait de Mme la vicomtesse de La Rochefoucauld, première femme de l’auteur des Esquisses, débute par ces termes : Jamais peau... Et l’écrivain, après avoir mis son lecteur au courant de toutes les qualités physiques du modèle, après nous avoir raconté qu’Élisa était blanche comme le lis et rose comme la rose, et que jamais, malgré le soleil le plus ardent, une tache de rousseur ne vint déflorer cette personne, l’écrivain, passant tout à coup à un ordre de faits plus relevé, observe ingénuement que si, Élisa ne vous comprenait pas toujours, ce n’est point qu’elle n’y tâchât. Voilà, certes, un bien gracieux compliment à faire à la mémoire d’une femme ! Nous doutons aussi que Mme la duchesse de Doudeauville ait fort goûté toutes les jolies choses qu’un sentiment conjugal à la fois délirant et timide inspire à son illustre époux. « Pour bien faire ce portrait, peut-être faudrait-il le moins sentir ; le trouble de l’ame ôte à l’œil sa lumière et à la pensée