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Là même où l’exactitude topographique d’Homère a été mise en doute, après un plus mûr examen, elle paraît avoir triomphé. On avait contesté une connaissance précise de l’île d’Ithaque à l’auteur de l’Odyssée à celui qu’une tradition, mensongère il est vrai, a fait fils de Télémaque ; mais on paraît être revenu de cette opinion, et M. Leake, dont l’autorité en ces matières ne le cède à nulle autre, reconnaît que l’Ithaque d’aujourd’hui ressemble fort à l’Ithaque de l’Odyssée, sauf en un point, savoir : que les montagnes ne sont plus aussi couvertes de forêts, ce qui a fait disparaître le genre de troupeaux que paissait Eumée. De son côté, M. Dodwell s’exprime ainsi : « Rien ne peut être plus exact que la description des abords d’Ithaque et de son grand port, chaque mot peint ; » et il cite le passage de l’Odyssée tout entier. Le témoignage des yeux doit l’emporter sur les plus ingénieuses combinaisons de la science, et ici encore, comme partout, ce témoignage est favorable à l’exactitude d’Homère

Cette constante exactitude des peintures homériques me semble avoir une importance qu’on ne lui a pas attribuée, et donner lieu à une conséquence qu’on n’en a point tirée. J’y vois contre l’existence d’Homère une objection qu’il faut lever. En effet, si l’on trouve, dans les poèmes qui portent son nom, ces lieux, si divers et si éloignés les uns des autres, caractérisés avec une surprenante fidélité, comment concevoir qu’un seul homme les a tous connus ? Un même poète n’a pu voir tout ce qu’a peint Homère. Chaque épithète attachée aux montagnes, aux fleuves, aux villes, semble inspirée par l’habitude de les contempler. La vérité des peintures locales parait accuser en chaque pays l’existence d’une poésie locale, et l’on est tenté de voir dans les poèmes homériques un recueil de chants nés dans les diverses contrées qu’ils célèbrent, et portant le cachet de leur origine variée. On serait ramené par là à l’opinion de Vico, reprise par Wolf, et d’après laquelle Homère n’est qu’un nom collectif. Le poète qui a composé l’Iliade ou l’Odyssée ne serait pas un homme, mais un peuple. Cependant l’érudition abandonne aujourd’hui cette thèse ingénieuse et téméraire. Elle a été obligée de reconnaître l’unité primitive de ces grandes compositions, sauf à y reconnaître aussi la présence d’interpolations nombreuses. Mais alors comment se rendre compte de cette incroyable exactitude dans les descriptions de tant de localités diverses qu’un seul homme n’a pu visiter, et qui, dans tous les cas, n’auraient pas laissé dans son âme une empreinte si minutieusement fidèle ? Pour expliquer ce fait singulier, il faut, ce me semble, admettre que l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée a travaillé non-seulement sur