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Wollaston pour avoir dit que le vol et l’assassinat sont des mensonges. Où trouver donc le principe qui défend le mal ? L’ordre de l’univers est-il obligatoire pour nous ? Mais, selon M. Rosmini lui-même, nous ne sommes pas chargés de soutenir le monde. Devons-nous obéir à notre raison ? Personne, M. Rosmini l’a reconnu, personne n’est tenu d’obéir à soi-même. Faut-il repousser le vice parce qu’il nous rend malheureux ? Rien, c’est encore M. Rosmini qui parle, rien n’oblige l’homme à chercher le bien pour lui-même, il peut y renoncer. Faut-il céder à l’autorité de l’état, de l’église, des traditions ? Non : Dieu lui-même nous donnerait un ordre que, sans un principe antérieur d’obligation, nous ne serions pas encore tenus d’obéir[1]. Partout nous trouvons M. Rosmini victime de sa propre critique. Quant à ses idées sur la révélation, la béatification en Dieu, nous n’hésitons pas à dire qu’en ce point il n’a pas compris la grandeur du christianisme. Quel est le bonheur de la vision de Dieu ? Comment est-elle possible ? De quelle manière un esprit fini peut-il communiquer avec l’infini ? Loin d’avoir expliqué ces mystères, le christianisme est sublime pour les avoir révélés sans les expliquer. Les religions païennes, les mystagogies orientales nous décrivent la vie à venir ; l’Évangile ne la décrit pas. S’il avait parlé du bonheur céleste, le paradis chrétien aurait été livré aux discussions d’Épicure, de Zénon, d’Aristippe, d’Hégésias ; on se serait demandé si le plaisir est possible sans la douleur, si le plaisir est le bonheur, si l’illusion est supérieure au plaisir, s’il faut préférer l’espoir au désespoir, etc. Le silence de l’Évangile sur la béatification est complet, il fallait le respecter. C’est ainsi que, par une divine adresse, le christianisme a protégé les espérances de l’homme contre cette critique grecque devant laquelle rien n’avait pu tenir, ni la terre, ni le ciel, ni le bonheur des hommes, ni celui des dieux. M. Rosmini a pris le mystère, en d’autres termes le problème pour la solution du problème, et, détruisant toutes les théories, il aboutit au mystère, c’est-à-dire à l’inconnu. Et si par sa théorie il ne peut s’emparer ni du bonheur ni de la vertu, si en quelque sorte il l’avoue lui-même[2], il s’ensuit qu’après ses triomphes M. Rosmini doit reculer à travers le dédale de ses distinctions dialectiques, il doit revenir sur ses pas, retourner à l’instinct, aux affections, à la nature, opter de nouveau entre le bien public et le bien individuel, entre le plaisir et l’illusion, entre l’espoir et le désespoir, en un mot retourner au point de dé-

  1. V. Philosophie de la Morale, ch. IV, VI, VII, et p. 99, 150, 154, 178, 146, 348.
  2. Philosophie de la Morale, p. 53, 54.