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Le contraste de la morale antique et de la morale chrétienne inspire au philosophe tyrolien des pages vraiment élevées. L’idée de l’absolu manquait à l’antiquité ; par conséquent, le principe de la vertu de lui manquer. Les païens réduisaient la morale à la science du bien, et faute d’absolu, Épicure divinisait le plaisir pour le rendre obligatoire. L’école stoïcienne s’éleva contre Épicure ; elle démontra aisément que la vertu n’est pas le plaisir et que le plaisir n’est pas le bonheur. Victorieuse contre Épicure, elle échoua en plaçant le souverain bien dans l’adhésion à la vertu. Poussés de conséquence en conséquence, les stoïciens durent croire à l’inaltérable félicité du juste qui brûle enfermé dans le taureau de Phalaris : ils insultaient donc au sens commun, ils se séparaient de l’humanité, ils ne pouvaient pas même s’accorder entre eux. On demande si ce sage qui jouit du souverain bien dans les transes de la mort pouvait se rencontrer parmi les hommes. Les stoïciens le nièrent ou hésitèrent, l’école se divisa, et ici finit la morale stoïcienne, détruite par elle-même. La morale ancienne avait compris que les biens du monde matériel étaient bornés et relatifs, et qu’il fallait à l’homme un bien absolu ; ne pouvant découvrir ce bien absolu, elle recourut au mensonge, et elle créa un bien imaginaire. Le mensonge des épicuriens était vil, celui des stoïciens absurde. Le parti qui se plaçait entre ces deux systèmes méconnaissait aussi la vérité morale. En identifiant l’homme et le citoyen, il prétendait assurer le bonheur de l’individu par le bonheur de l’état ; c’était là sacrifier l’homme à la société, en faire un instrument de la politique, établir l’esclavage le plus profond de la nature humaine. D’ailleurs, le bonheur de l’état, fût-il parfait, ne peut suffire à nous rendre heureux.

Aucun de ces systèmes, dit M. Rosmini, n’avait trouvé le plein accord de la vertu avec le bonheur. Le christianisme a résolu tous les problèmes que la morale païenne avait laissés sans solution, il a prévenu toutes les objections, satisfait à toutes les exigences de la morale en nous assurant, comme récompense, un bien infini, au-dessus de la nature, supérieur à tous les sophismes du plaisir, du bien public et de la vertu païenne. Le christianisme tout entier consiste à reconnaître Dieu ; c’est là ce qui dépend de nous seuls, rien ne peut donc nous nuire dans ce monde, excepté nous-mêmes, et c’est ainsi que se consomme l’accord de la vertu et du bien-être. Le mot de récompense effraie M. Rosmini à l’instant même où il le prononce : la vertu peut-elle se payer ? La révélation répond à ce dernier doute ; ce bien qu’elle promet à la vertu, c’est la possession de Dieu même, qui n’est que l’es-