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la possibilité même de la vérité disparaît. Ainsi M. Rosmini accable l’école de Locke sous tous les argumens qui ont été produits depuis les Écossais jusqu’à Kant, les réduisant tous à cette formule déjà indiquée par Reid, à savoir que la pensée suppose une idée.

Les disciples de Locke se sont trompés en voulant faire rentrer tous les principes dans la sensation ; mais, suivant M. Rosmini, l’école rationaliste s’est égarée par l’excès contraire. Elle a multiplié inutilement les principes, en supposant tantôt que toutes les idées sont innées, tantôt qu’il y a dans l’entendement une foule de formes et de catégories. Le point décisif de la philosophie, le problème qui renferme tous les problèmes, se borne à rendre possible la pensée. Or, pour atteindre ce but, un idée suffit : si l’on peut percevoir un objet, l’idée qui nous donne une perception nous donnera toutes les perceptions. À quoi bon supposer en nous une foule d’idées innées, si nous pouvons indiquer le jour et l’heure où nous les avons acquises ? Dès que l’esprit perçoit, il juge, il connaît, il observe ; l’expérience nous est donnée, nous pouvons comparer, abstraire, généraliser, et c’est ainsi que s’acquièrent une à une toutes les idées. Les rationalistes ont donc méconnu les droits de l’expérience ; ils les ont si bien méconnus, que les uns ont supposé que les sensations étaient innées comme les idées, les autres, que le monde était créé par l’action nécessaire et irrésistible de nos formes intellectuelles.

Après avoir réfuté tour à tour les sensualistes et les rationalistes, M. Rosmini expose enfin sa propre opinion. Selon lui, il ne s’agit pas de créer le monde, il faut expliquer comment on le pense, et on le pense, non pas avec les idées générales, toutes acquises, toutes postérieures à l’expérience, mais avec cette seule idée de l’être possible qu’on transporte dans tous les objets aussitôt qu’ils se présentent devant nous. Par ce raisonnement, développé dans une longue suite de déductions très détaillées et très scolastiques, M. Rosmini réduit toutes les idées innées à cette idée de l’être possible, la douzième catégorie de Kant, qui doit suffire à rendre compte de l’acte de la pensée[1]. Comme on le voit, le philosophe italien réfute Locke par Kant et Kant par Locke ; il ne garde qu’une seule idée, et c’est avec cette idée qu’il se met à l’œuvre pour refaire la philosophie. — L’idée première, dit-il, est objective, possible, simple, une, identique, universelle, nécessaire, immuable, indéterminée ; elle est dans l’esprit antérieurement au jugement et à la sensation, car nous n’avons

  1. Nouvel Essai sur l’Origine des Idées, vol. I.