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Arrêtons-nous un instant sur cette première période de la vie du philosophe italien. Prêtre à Roveredo, journaliste à Modène, écrivain ascétique à Venise, philosophe et critique à Milan, M. Rosmini se trouve engagé par conviction, par état, ensuite par dépit et par réaction, dans le parti ultra-catholique au moment de ses plus cruelles représailles contre le parti italien. Gioja donne le signal de l’attaque ; M. Rosmini, accablé d’injures, combat son adversaire avec une verve éloquente, et réussit à faire défendre les œuvres de Gioja, qui venait de mourir. Par cela même il les recommande au public, et se pose en délateur aux yeux de la littérature italienne. C’étaient de fâcheux débuts pour un penseur, et le système de M. Rosmini laissait prise à bien des attaques. Disciple de Locke sur tous les points, M. Rosmini célébrait un monde spirituel que le système de Locke ne peut admettre : il réduisait nos ressources aux sens et à la réflexion, et il parlait sans cesse de la grande unité spirituelle, d’un Dieu infini, d’un monde illimité. La contradiction était flagrante, le sensualisme et le christianisme s’excluent : comment deviner l’énigme de la nature si on ne connaît que la nature ? comment rejeter le monde matériel, si la science ne peut dépasser le monde matériel ? M. Rosmini s’aperçut le premier de cette contradiction ; et se promit de la détruire. Après deux ans de silence, il crut avoir résolu le problème par un grand ouvrage sur l’Origine des Idées, publié à Rome en 1830. Ce livre décida de sa destinée philosophique, arrêta son système, et, à partir de ce moment, sa fécondité tient du prodige. En 1831, il publie une Philosophie de la morale ; en 1832 une Histoire comparée des systèmes moraux, puis un traité sur la Conscience, un volume sur la Philosophie de la politique, une polémique sur le Renouvellement de la philosophie italienne, une Anthropologie à l’usage des sciences morales, une Philosophie du droit, une foule de brochures ascétiques, apologétiques ou critiques. M. Rosmini ne laisse pas respirer ses lecteurs, il confond la critique, il devance l’admiration. En ce moment, il promet encore une Anthropologie surnaturelle, une nouvelle politique, une Cosmologie, une Psychologie, une Théodicée, c’est-à-dire une vingtaine de volumes, le double de ce qu’il a écrit[1]. De succès en succès, il s’est tellement élevé au-dessus de son propre parti, qu’aujourd’hui l’ennemi de Gioja rencontre parmi ses adversaires les révérends pères de la compagnie de Jésus, qu’il défendait en 1828. Si diversement

  1. Voyez Opere edite et inedite di Antonio Rosmini-Serbati, prete roveretano, Milan, chez Pogliani. La publication de cette série a commencé en 1835.