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LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN ITALIE.

par toutes les incertitudes du monde ancien, finissent par placer le bonheur dans l’incertitude même. Ce monde fini ne peut pas nous satisfaire ; il ne répond pas à nos désirs, il échappe aux efforts de l’intelligence, et plus on connaît ses merveilles, plus il nous entraîne vers les profondeurs mystérieuses d’un monde surnaturel. C’est pourquoi Socrate, à la recherche du bonheur, dédaigne l’étude de la physique ; Newton reconnaît avec joie que sa science ne subsiste pas toute seule ; le croyant ne trouve que dans les Évangiles la révélation de ce monde infini qui doit contenter nos désirs illimités.

C’était assez pour combattre le désespoir du poète ; mais qu’importait le ciel à l’économiste ? M. Rosmini avait répondu à Foscolo ; il lui restait à réfuter Gioja. Cette fois, il descend sur la terre, il combat les faits par les faits : Gioja célébrait la civilisation et rappelait les crimes des patriarches, M. Rosmini exalte les vertus homériques ; il oppose l’inspiration antique à la réflexion moderne, la simplicité barbare à la complication de nos lois, les crimes héroïques à l’hypocrisie actuelle. De paradoxe en paradoxe, il arrive presque à reconnaître l’état de nature de Rousseau, si ce mot ne le rappelait tout à coup à lui-même. « Distinguez, dit M. Rosmini, la civilisation de la politesse ; la politesse est extérieure et artificielle ; la civilisation correspond aux besoins éternels de l’intelligence et de la moralité. Ces théories qui réduisent la civilisation à la politesse, et la vertu au bien-être, ce fol espoir de briser toute loi pour garder tous les agrémens de la vie, cet affaiblissement de toute énergie morale, cette corruption intime et profonde de nos sociétés, ont engendré mille erreurs, entre autres l’erreur de l’état de nature. L’état de nature, telle a été la chimère du XVIIIe siècle : un état d’où la pensée était absente, et d’où, par un miracle de l’imagination, l’on faisait sortir tous les prodiges de l’industrie ; un état primitif, et cependant la base de mille théories, de mille systèmes tous opposés les uns aux autres. Kant nous applaudit d’être sortis de cette barbarie primitive, et nous encourage à achever l’œuvre de la raison pour nous constituer dans un état parfaitement juridique ; Rousseau, épouvanté de cette perfection illusoire, de ce désespoir croissant, se rejette en arrière et veut nous sauver par un retour à l’ignorance des premiers âges. L’Europe savante a sacrifié des millions de victimes à ce monstre imaginaire de l’état de nature : qu’est-il devenu ? Aujourd’hui l’Europe, étonnée d’elle-même, n’y voit plus que le délire du sommeil profond et maladif où elle était plongée. »