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REVUE. — CHRONIQUE.

Fleur-de-Marie. M. Sue a écouté les conseils, et la Goualeuse n’est plus une prostituée de la Cité ; c’est une mendiante qui chante dans les rues ; à la bonne heure, pauvreté n’est pas vice. L’auteur des Mystères de Paris s’est aperçu, en essayant de donner la vie de la scène à Fleur-de-Marie, qu’il tombait dans un abîme d’invraisemblances ? Au lieu de finir par le drame, c’est par là qu’il aurait fallu commencer. Le roman y aurait gagné en vraisemblance et en moralité. Que M. Sue débute ainsi dorénavant.

Que Mme la marquise d’Harville ne soit pas un personnage très animé, cela n’a point dû surprendre ; elle était froide dans le roman, et si elle est un peu plus froide dans le drame, c’est imperceptible. Mme la marquise est du reste la digne compagne de Rodolphe, et il faut avouer que si, dans leur palais de Gérolstein, les royaux époux sont comme devant la rampe, ils doivent goûter un royal ennui. Sur quoi donc M. Sue comptait-il pour le succès de sa pièce ? Hâtons-nous de le dire : il comptait sur Jacques Ferrand.

Jacques Ferrand est le pivot du drame, ou plutôt c’est le drame tout entier. En traçant ce caractère, l’auteur a eu la prétention de peindre notre siècle. C’est le droit imprescriptible de l’écrivain, historien, moraliste ou romancier, de saisir un caractère original qui surgit à côté de lui, sort vivant des entrailles d’une époque, et résume d’une manière éclatante bien des traits de tous côtés épars. Ainsi, que M. Sue, le lendemain du Glandier, crée le personnage d’Ursule, dans Mathilde ; que le lendemain d’un autre procès fameux où l’on a vu tant d’honnêtes gens dépouillés par un dépositaire infidèle, habile et audacieux, il crée le personnage de Ferrand dans les Mystères, il use à bon droit dans le roman du privilége qui n’est pas contesté à l’historien et au moraliste, à Tacite et à La Bruyère. Jusque-là rien de mieux. Malheureusement M. Sue ne veut pas se souvenir qu’il a déjà affaire à des exceptions, il exagère le portrait de ces êtres exceptionnels dans des proportions telles qu’il les rend impossibles, et alors il manque son but. Ainsi Jacques Ferrand, qui est chargé de la terreur, dans ce drame, comme Fleur-de-Marie est chargée de la pitié, serait autrement effrayant, s’il était dans des proportions naturelles. Il ne faut pas être trop méchant si l’on veut faire peur au théâtre ; les ogres n’effraient que les enfans ; les fureurs de Barbe-Bleue feraient sourire les jeunes femmes de la galerie. Le principe est de ne rien exagérer, et M. Sue exagère tout. C’est pourquoi Jacques Ferrand n’éveille dans l’auditoire qu’un intérêt de curiosité et ne fait pas frissonner une seule fois.

Il ne fait pas frissonner, et il soulève une répugnance universelle, que le jeu de l’acteur diminue de moitié pourtant. Certes, sans l’acteur, on n’aurait jamais toléré, pas même au boulevard, l’ignoble amour de Jacques Ferrand pour Fleur-de-Marie. Quel noble ou attendrissant spectacle à donner à une foule assemblée ! — Remarquons en passant que M. Sue n’a pu sauver ces scènes scabreuses qu’en métamorphosant son héroïne. Fleur-de-Marie résiste avec l’obstination de la vertu et le courage du désespoir aux trésors et aux prières de l’horrible séducteur. Mais il me semble que dans le roman elle