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DON SANCHE D’ARAGON.

à la vie du théâtre des ouvrages qui ne pourraient plus espérer que la vie des bibliothèques. Un parterre, qu’on y songe bien, n’est pas une académie. L’auditeur sur sa banquette n’a pas, comme vous qui me lisez, la faculté de poser le livre ou de le changer contre un autre, si l’ennui vous gagne. Ce qui importe donc, en cas de retouches indispensables, c’est que retranchemens et raccords soient faits avec l’intelligence et le respect de toutes les beautés réelles. Ne sommes-nous pas heureux, dites-moi, de pouvoir entendre de temps en temps le Dépit Amoureux de Molière, mis en deux actes ? La plus énorme profanation qui ait été accomplie sur Corneille a passé inaperçue au commencement de ce siècle. Un inconnu s’avisa de refaire pour la scène six des plus belles tragédies de Corneille, la Mort de Pompée, Rodogune, Sertorius, Nicomède, Horace, Polyeucte ! Que dites-vous du choix ? et quant à la manière, ce restaurateur de Corneille, comme il se nomme modestement dans sa préface, avait réduit Horace à deux actes ! En vérité, c’eût été cette main sacrilége qu’il eût fallu couper et clouer à la porte de la Comédie-Française, comme en 1833, un spirituel critique proposait de faire de la main de M. Mégalbe, dans un accès de justice un peu trop orientale.

Ce n’est pas d’ailleurs que l’arrangement de Don Sanche me paraisse irréprochable. Je crois qu’on aurait pu mieux faire en faisant moins. La pièce originale était trop chargée d’incidens et de personnages ; la pièce actuelle pèche par la sécheresse et par le vide. Corneille avait placé la plus belle scène de la pièce, et une des plus belles du théâtre, celle de la querelle devant la reine, dans le premier acte ; c’était un début plein de mouvement et de grandeur. M. Mégalbe a reporté cette scène au second acte, ce qui est d’un effet bien moins frappant. Je n’ose blâmer le retranchement des deux reines. Cependant il faut convenir que l’amour d’Elvire pour Carlos servait à rehausser encore ce cavalier et mettait en jeu un nouveau et puissant ressort, la jalousie.

Mais le plus gros péché, le péché capital de M. Mégalbe, c’est, à mon avis, le changement qu’il a apporté dans la condition du personnage principal. Carlos, dans la pièce de Corneille, se croit bien réellement fils d’un pêcheur ; il ignore, comme tout le monde, que son père, roi détrôné d’Aragon, l’a caché chez de pauvres gens pour le soustraire aux rebelles. Ce n’est qu’au cinquième acte que le mystère s’éclaircit assez péniblement, et que Carlos est enfin reconnu pour don Sanche. Tout l’intérêt vient de cette ignorance où Carlos est de sa naissance. Dans la pièce arrangée, au contraire, don Sanche a pris