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Chimène s’efforce de détourner Rodrigue de se jeter en désespéré au-devant des coups de son rival. Ce cri

… Eh bien ! oui, Carlos, j’aime !

est le trait culminant de la passion d’Isabelle, comme le fameux

Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix

est la note la plus élevée, le plus clair et le plus éclatant aveu de la défaite de Chimène. Dans ces deux passages, l’actrice doit laisser parler toute son ame. Mais de pareils traits, pour remuer, comme ils le doivent, toute une salle, exigent une faculté d’expansion qui n’est pas, jusqu’à présent, la plus saillante des qualités, en si grand nombre, que nous admirons dans notre grande tragédienne. Pour bien lancer ces paroles ailées, comme disaient les Grecs, il faut posséder ce qu’avait à un haut degré Mlle Duchesnois, cette actrice de cœur qu’il ne faut pas trop oublier, l’élan irréfléchi et l’effusion.

Quant à la partie enjouée et moqueuse du rôle, Mlle Rachel s’en est acquittée avec une finesse et une mesure d’expression charmantes. Il y avait là pourtant un écueil contre lequel on pouvait craindre qu’elle ne se heurtât. La pointe d’ironie qui joue si souvent sur les lèvres d’Isabelle doit être exempte de toute amertume. L’innocente raillerie d’une jeune fille ne doit avoir rien de commun avec l’ironie poignante et tragique de Roxane et d’Hermione. Aussi, n’avons-nous rien vu de tel dans Isabelle. Après avoir vengé Carlos des mépris des courtisans, et l’avoir élevé à tous les honneurs, à toutes les dignités du royaume, elle ajoute :

Je l’ai fait votre égal, et, quoiqu’on s’en mutine,
Sachez qu’à plus encore ma faveur le destine ;
Je veux qu’aujourd’hui même il puisse plus que moi :
J’en ai fait un marquis ; je veux qu’il fasse un roi…

Et elle lui remet sa bague, avec pouvoir de la donner au plus digne. Puis, après avoir ainsi vengé Carlos, elle entend bien se venger un peu elle-même. Jouissant donc, un moment, de la stupéfaction des trois comtes qu’elle a mis à la merci de son amant, elle leur dit avec une adorable malice :

Rivaux ambitieux ! faites-lui votre cour…