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SIMPLES ESSAIS D’HISTOIRE LITTÉRAIRE.

et le teint reposé ? Ceci est à l’éloge de nos mœurs et non pas au nôtre : le siècle a plus de moralité que le monde. Si ce fait a pu être contestable, il ne l’est plus ; il n’a été que trop mis en lumière par le prodigieux succès qui a éclaté autour du livre de M. Eugène Sue.

Tant qu’un écrivain côtoie la popularité, réussit passablement, ne triomphe encore qu’à demi, tant qu’il est dans les limbes de la renommée, il n’y a pas grand inconvénient à ne pas dire tout ce qu’on pense sur son compte, à laisser voir plutôt l’éloge que le blâme, à lui servir courtoisement les vérités flatteuses et à garder à part soi les vérités un peu dures. La médiocrité de fortune comporte les ménagemens ; à destinée moins humble autre langage. Dès que l’écrivain voit luire sur ses œuvres le soleil de la popularité, par quelque moyen qu’un tel succès soit obtenu, on lui doit la vérité tout entière, Puisque sa plume est transformée en une façon de sceptre par les suffrages complaisans d’un peuple de lecteurs, il peut y avoir péril en la demeure, il faut qu’on lui parle avec une franchise sans détour, qui, dans sa rudesse, aura peut-être encore de quoi chatouiller son amour-propre, car c’est un hommage indirect à sa royauté d’un moment. Les royautés littéraires sont découvertes et n’ont pas de ministres responsables. Au fond, M. Eugène Sue trouverait peut-être plus commode la royauté absolue, mais il a trop d’esprit pour le dire et pour ne pas rendre ses comptes de la meilleure grace du monde. Jusqu’ici, M. Eugène Sue avait été un écrivain qui, après les ébauches vigoureuses du début, s’appliquait à observer et à bien peindre, et promenait son imagination et sa palette des tableaux historiques aux tableaux de genre, y réussissant de mieux en mieux. Sa plume trop facile ne gravait pas, et sculptait encore moins ; son esprit, trop enclin au paradoxe, se mettait avec trop d’empressement à la poursuite de l’exceptionnel et du bizarre ; néanmoins ses livres, qui n’étaient pas encore des coups de maître, offraient une agréable lecture et donnaient de belles espérances. En donnant à sa pensée une assiette plus solide, à son style de complexion un peu faible plus de vigueur et d’éclat, l’auteur d’Arthur aurait pu se créer dans le roman une place distincte et élevée. Il ne l’a pas voulu. — Le talent le plus parfait a nécessairement, dans l’ensemble de ses qualités, une qualité moins haute, et c’est celle-là, si l’on n’y prend garde, qui influe sur les autres et les fait descendre à son niveau. Le talent incomplet a, parmi ses défauts, un défaut plus réel, qui lui appartient plus en propre, si l’on peut ainsi parler, et qui cherche à absorber ses voisins et marche à l’empire : c’est ce défaut qu’il faut extirper à tout prix, ou qu’il faut