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REVUE DES DEUX MONDES.

WIELAND.

Vous les tenez pour ce qu’ils sont, à merveille ; mais que sont-ils, sinon une apparition unique sur la terre, sinon le type le plus pur, le plus complet de l’humanité dans sa jeunesse, dans sa fleur, tellement qu’on dirait que tous les dons célestes qui furent jamais départis à l’homme, pour s’élever à ce degré de civilisation, de perfectionnement, tous ces dons étaient descendus sur eux, sur les Grecs, pour vivre et s’épanouir en eux, avec eux ! Où voyons-nous l’idée de jeunesse dans l’humanité se reproduire sous une forme plus sereine, plus aimable, plus pure, plus splendide ? N’est-ce point cette idée que glorifie l’éternelle jeunesse du divin Phébus ?

JEAN-PAUL.

Mais cet heureux temps de jeunesse est passé, et nous sommes devenus des hommes. Les titans chrétiens ont escaladé l’olympe et précipité les dieux dans le tartare. Au-dessus de nos têtes, l’infini de Dieu s’est étendu ; sous nos pieds, les abîmes de l’humanité se sont ouverts. Croyez-vous qu’à de pareilles idées la forme étriquée de vos Grecs et leur manie de jouer au beau puissent convenir ?

WIELAND, seul dans son cabinet feuilletant Homère.

Jean-Paul traite les Grecs d’enfans ! Je commençais à perdre patience !… Allons ! pourquoi lui en voudrais-je ? n’a-t-il point le droit d’être ce qu’il est, et ces absences de goût que je regrette, ces lacunes dont parfois j’enrage, ne sont-elles pas plus que comblées chez lui par d’éminentes qualités d’un autre genre ? Prétendre inoculer le sentiment de l’antique à un génie de cette trempe, mais ce serait vouloir débarbouiller un nègre ! Jean-Paul a, pour être ce qu’il est, une excuse divine qu’il tient de la nature.


Wieland ne se trompait pas ; autant eût valu débarbouiller un nègre. Sur une individualité à ce point confuse et miroitante, la beauté classique perdait tous ses droits ; et si l’on a pu dire que Goethe, avec sa passion de la règle, son culte souverain pour toute chose précise et déterminée, importait dans le monde littéraire les conditions de l’art plastique, Jean-Paul, insoucieux des phénomènes extérieurs, écoutant les yeux fermés gronder les mondes qui tourbillonnaient en lui, faisait dériver la poésie vers la musique[1]. Or, la musique, c’est le romantisme,

  1. « Ce que je ne fais que voir m’affecte peu, s’agirait-il d’un mort ; mais si la