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JEAN-PAUL RICHTER.

que pas un détail, pas une intention ne nous échappe, et que les phénomènes les plus dignes d’intérêt ne serpentent point par myriades dans cette prétendue obscurité ? Tout se passe-t-il donc au grand soleil dans la nature ? En dehors de cette création visible et sonore qui s’agite bruyamment sous le ciel, n’en est-il point une autre, mystérieuse, imperceptible, qui ne livre qu’à l’œil de la science, qu’aux plus minutieuses investigations du microscope, le secret de sa vie incessante et multiple ?

Dans Hesperus écrit deux ans plus tard que la Loge invisible en 1794, le même ordre d’idées se reproduit. Évidemment les ingrédiens qui eussent au besoin servi à compléter le premier roman, resté inachevé, ont dû passer dans le second. La Muse est avant tout ménagère, et, pour chanter comme la cigale, elle n’en veille pas moins avec la sollicitude parcimonieuse de la fourmi sur le menu grain des idées. C’est dire qu’on retrouve ici tout l’appareil romanesque, toutes les invraisemblances de la Loge invisible, et que les ames visionnaires, les esprits éthérés que l’ennui de cette vie écrase, jouent un grand rôle dans la comédie. Déjà la Loge invisible contenait plus d’un passage ayant trait à ces natures supérieures qui, à défaut d’autres mérites, apportent sur la terre un sentiment d’ironique mépris pour tout ce qui s’y fait, une aspiration inénarrable vers la mort et l’horizon infini qui s’ouvre devant elle. Emmanuel, dans Hesperus, est le représentant de cette classe. Il n’y a que les mystiques d’Alexandrie, que cette extravagante légion des Jamblique, des Plotin et des Porphyre, qui puisse donner une idée de ce brahme au corps macéré, de ce pythagoricien qu’une plaisanterie afflige et que Shakspeare rend triste jusqu’à la mort, de cet être sans réalité ni pesanteur, qui torture sa chair pour alléger son esprit, avivant par le jeûne et l’abstinence les hallucinations de son cerveau. À l’exemple des esprits inquiets que je viens de nommer, Dieu et l’immortalité de l’ame incessamment l’occupent, et l’on ne saurait dire à quelle myriade d’aphorismes saugrenus donnent lieu dans sa philosophie ces deux vérités rayonnantes, cariatides inébranlables de l’ordre universel. Je prends au hasard dans le nombre : « Il n’est donné à l’homme ici-bas, observe quelque part cet incroyable personnage, que deux minutes et demie, une minute pour sourire, une autre pour soupirer, une demi pour aimer ; car au milieu de cette troisième minute il meurt. » Peut-être ne saurait-on mieux apprécier de semblables folies qu’en leur appliquant les propres paroles de Jean-Paul : « Ce sont là des choses qu’on écrit lorsqu’on a trop complaisamment savouré l’acide du citron, la fleur de thé, la canne à sucre et