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JEAN-PAUL RICHTER.

qui m’intéresserait bien davantage serait de savoir au juste ce qui se passa dans son cœur, et jusqu’à quel point ces familiarités intellectuelles avec de si gracieuses créatures réagirent sur ses sensations. Les aima-t-il toutes trois ? Sans doute, mais de quel amour ? Là est le secret, et si je m’en fie à ses tablettes, je m’aperçois que lui-même ne savait trop que penser là-dessus, lorsqu’il se posait, pour éclaircir son trouble, des questions du genre de celle-ci : « Jusqu’où doit aller l’amitié à l’égard du sexe féminin, et quelle est la différence qui existe entre elle et l’amour ? » La demande avait de quoi embarrasser un ingénu de vingt-quatre ans qui agitait des mondes dans ses rêves, mais n’en baissait pas moins les yeux devant une femme. Aussi n’y répondit-il point, que nous sachions. Après tout, la grande affaire pour lui, c’était d’aimer, de se laisser vivre ; qu’avait-il besoin de connaître la ligne de démarcation, d’éclairer à la lanterne sourde de l’analyse ces confuses tendresses d’une conscience encore novice ? Tels grands secrets qui se dérobent à nos investigations les plus assidues vont s’échapper spontanément de nous-mêmes à l’instant où nous y songeons le moins, et peut-être eût-il suffi à Jean-Paul de relire les lettres qu’il écrivait à Caroline pour y saisir cette nuance qui décide. Évidemment ses préférences eussent incliné vers celle-ci. Il la voyait plus belle qu’elle n’était à travers ce prisme de transfiguration, qui, à défaut d’autre attribut, suffirait pour caractériser l’amour. Illusions charmantes qui ne devaient pas se prolonger ! Au printemps, on se dispersa, et de tous ces beaux rêves de jeunesse il ne resta que d’agréables souvenirs que Jean-Paul enferma soigneusement et pour la vie dans le coin le plus secret de cette mémoire du cœur dont il avait reçu le don.

Je ne sais, mais il semble qu’avant de s’éloigner, ces jolies fées des premières amours conjurèrent un peu la mauvaise fortune qui s’acharnait à poursuivre Jean-Paul. En effet, on dirait qu’à dater de cette période, un rayon plus doux visite la cellule du pauvre écrivain. Mécontent de ses premiers essais dans la satire, travaillé du besoin d’établir sa réputation littéraire sur des bases moins problématiques, il entreprit d’écrire un ouvrage de plus longue haleine. C’était alors en Allemagne comme aujourd’hui en France, le roman réussissait fort. Jean-Paul déserta donc l’école de Rabener pour se ranger sous la bannière de Klinger et de Hippel, les lauréats du jour. Sans doute qu’un certain esprit de calcul dut entrer dans sa détermination. En choisissant un genre en faveur chez le plus grand nombre, il assurait du moins un éditeur à son ouvrage. Et franchement, après de si dou-