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la famille du chantre d’Hesperus. Qu’est-ce en effet que la Sehnsucht ? Comment la définir ? Imaginez la soif ardente, l’incurable langueur d’une ame que rien n’apaise et qui se dit : Cette voix éolienne dont je fus ravie venait du ciel, ces voluptés que je rêve ne sont pas de ce monde, ce cœur qui seul me peut comprendre bat dans une autre sphère, et cependant, trésors insaisissables, ma vie se consume à les poursuivre, et mes efforts n’ont point de trêve ! Telle est la Sehnsucht. Ce sentiment faisait désormais à Jean-Paul un besoin de la société des femmes, des jeunes filles surtout, dont le naïf commerce convenait si bien à sa nature ingénue et discrète. Il s’était composé dans son entourage une petite académie à laquelle il prenait plaisir de communiquer ses inspirations. Ce fut pour cet auditoire d’élite qu’il écrivit la plupart de ses fantaisies détachées. Il les leur lisait le soir, ou les leur envoyait par lettres. Une de ces lettres donnera quelque idée du ton affectueux, presque paternel de cette correspondance où les caprices de l’imagination se mêlaient aux plus douces paroles du cœur. « Pour deux ou trois minutes dont on se souvient, on oublie des journées, des semaines entières. Et plut à Dieu, encore, qu’il nous restât de chaque jour ces trois minutes mémorables ! la vie alors et la jouissance de la vie auraient un sens. Mais, hélas ! le monde est ainsi fait, que c’est à peine si nos heures valent la peine, je ne dis pas qu’on se les rappelle, mais tout simplement qu’on les vive. Et voilà pourquoi j’imaginai hier le rêve suivant, qui n’a d’autre mérite que de prolonger en moi l’écho si doux de l’une de ces heures. Avant que le créateur eût revêtu d’un corps, pour l’envoyer sur terre, l’ame de notre jeune amie, les deux génies qui s’attachent invisibles à tous nos pas s’avancèrent devant lui. Le génie du mal, à la lèvre blême et contractée, à l’œil implacable, aux mains avides, s’élança sur la chère ame nue encore et dit : « Je veux la perdre. » À ces mots, l’ame innocente tressaillit devant lui, devant son créateur, devant son bon génie. Cependant l’esprit du mal poursuivit en grimaçant vis-à-vis d’un miroir : « C’est ainsi que je prétends la perdre, par ces minauderies qu’elle dédaignera jusqu’à ce qu’elle s’y laisse prendre et les imite. J’étalerai sous ses yeux des diamans, des fleurs et des tissus, toutes les pompes de la mode, et je l’enjôlerai en lui donnant de quoi se procurer tant de merveilles. Si ma voix qui parle en elle n’est point écoutée, j’emprunterai la voix des jeunes gens pour la flatter, la tromper, la séduire ; j’éveillerai son amour sans le lui rendre, et s’il lui arrive de faire le bien, ce ne sera point pour le bien lui-même, mais parce qu’elle croira plaire davantage par là, » — Mais le