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vue, et vous aurez le secret de son scepticisme à la fois élégiaque et satirique, de ces échappées lumineuses perçant tout à coup le réalisme le plus bourgeois.

Du reste, le scepticisme était assez dans les idées du temps, qui prêchaient, comme on sait, la tolérance d’opinions, la liberté d’esprit, et favorisaient outre mesure toute levée de boucliers contre les systèmes et les formules du passé. Jean-Paul usa largement du privilége. On le destinait à la théologie ; il y échappa sous prétexte qu’il se sentait quelque peu hétérodoxe, et les lignes suivantes écrites par lui à son précepteur Vogel prouvent du moins que dès l’âge de dix-huit ans la recherche de certaines vérités ne lui coûtait plus rien : « Envoyez-moi donc les Fragmens de Lessing ; j’espère ne point encourir vos disgraces en continuant à vous demander ce livre que vous persistez à me refuser par des motifs dont je ne mets pas en doute la sincérité. Toutefois, je me pose ce dilemme irrésistible, à mon avis, dans tous les temps : ou ce livre contient des vérités, ou il contient des erreurs. Dans le premier cas, rien ne doit m’empêcher de le lire ; dans le second, il ne saurait me convaincre qu’à la condition de produire des argumens vraiment forts, et, je vous le demande, qu’est-ce que je risque alors de remplacer une vérité qui ne s’appuie à mes yeux sur aucune base solide, qui n’existe chez moi qu’à l’état de préjugé, de la remplacer, dis-je, par une erreur qui me paraît plus vraisemblable et plus claire ? » Il lut beaucoup Lessing et de bonne heure, et ses premiers aphorismes, en reproduisant presque trait pour trait le ton et les manières de l’auteur de Nathan, témoignent de ce commerce de prédilection. Il s’enthousiasmait pour ces lectures dont il sortait ivre de joie et le cœur plein de tendresse pour l’humanité, ce qui ne l’empêchait pas un moment après de maugréer contre le monde, qu’il appelait, en dépit des belles illusions de l’heure précédente, une folle et ridicule mascarade. « Vous voulez savoir le plan de ma vie ? J’abandonne au hasard le soin de l’ébaucher. Mes vues ont jusqu’ici rencontré peu de sympathies, et je vogue sur l’océan de la destinée sans gouvernail, bien que non pas sans voiles. J’ai rompu tout-à-fait avec la théologie ; je ne professe pas une science, mais toutes en tant qu’elles m’attirent ou se rapportent à mon métier d’homme de lettres. La philosophie elle-même m’est devenue indifférente depuis que je doute de tout. Mais je me sens le cœur si plein ! si plein ! que je me tais. Dans mes prochaines lettres, je vous parlerai de la nature de mon scepticisme et du dégoût que m’inspire cette folle mascarade et arlequinade qu’on appelle la vie. » Hâtons-nous de le dire, ces velléités