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des forces ; quelquefois, dans les pierres et les débris que mes pas faisaient rouler, je cherchais avidement des traces du génie grec. Je pénétrai enfin dans le vieux Rhodes par la brèche d’une muraille, aussi fatigué, mais presque aussi fier que le premier qui jadis y entra d’assaut. J’étais sur un plateau couvert de pans de murs et de tours en ruines ; des arbres croissaient parmi ces décombres où je m’obstinais toujours à chercher des vestiges de l’antiquité. Bientôt je découvris une charmante chapelle gothique presque toute entière debout. Cette vue dissipa mes doutes : le vieux Rhodes n’appartenait pas à la Grèce, je me trouvais au milieu d’un édifice du moyen-âge, mais dont les proportions et les dépendances étaient bien autrement considérables que celles de tous les gracieux châteaux que nous avions vus sur la route.

J’allai m’asseoir sur le haut de la chapelle, à l’abri d’un figuier qui avait percé la voûte, et j’interrogeai ces grandes pierres mutilées. Il n’y avait pas à s’y méprendre, cette hauteur fortifiée près de la mer, avec une chapelle enfermée dans les remparts, était une de ces commanderies que les hospitaliers avaient multipliées en Europe. Autour de ces édifices, qui tenaient à la fois du monastère, de la citadelle et du château seigneurial, se groupaient les vassaux de l’ordre cultivant les terres. À Rhodes, les commanderies ne pouvaient être que des forteresses protégeant les campagnes contre les Turcs qui débarquaient sur la côte, ravageaient le pays à la hâte et fuyaient avec leur butin : les chevaliers usaient de représailles, et leurs galères, sans cesse en course, s’approchaient de terre à la faveur des ténèbres, jetaient l’ancre au fond des criques, et portaient la désolation dans toutes les parties de l’empire. Ce furent ces courses terribles des chrétiens sur le littoral et jusque sous les murs de Constantinople qui déterminèrent Soliman à enlever Rhodes aux hospitaliers, qui la possédaient depuis deux cents ans. Déjà Mahomet II avait poussé toutes les forces musulmanes contre ses remparts, seul point de l’Orient où flottât l’étendard de la croix. Près de succomber, l’ordre fut secouru par le chevaleresque Amé IV, comte de Savoie, qui força les Turcs à lever le siége. Depuis ce temps, Amé prit les armes de Rhodes avec ces quatre lettres pour devise : F. E. R. T. Fortitudine ejus Rhodum tenuit.

Plus tard, quand Soliman envoya ses janissaires et ses pachas avec l’ordre de rapporter au sérail les clés de la ville ou leurs têtes condamnées, l’Europe resta sourde au cri sublime de l’agonie des hospitaliers ; en vain les frères parcoururent les royaumes, en vain les poètes chantèrent dans les cours galantes devant les dames et les nobles, les épi-