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L’ÎLE DE RHODES.

et, essuyant le bout d’ambre avec sa main, il l’offrit à son maître, qui, après l’avoir gardée quelques instans, me la présenta en signe d’amitié. L’esclave rassembla ensuite des pierres plates, les couvrit de cendres chaudes et prépara le café, que les fils du vieillard nous servirent. Cette montagne boisée, ces champs magnifiques, les castels disséminés dans les bois d’oliviers que nous dominions du regard, appartenaient à ce Turc. Dévot musulman, il n’avait qu’un désir, celui d’aller à la Mecque avec ses enfans et de pouvoir ceindre le turban vert, marque distinctive de ceux qui ont accompli le saint pèlerinage. Il proposa de nous vendre ce riche domaine pour huit mille piastres, à peu près mille écus. Cet homme ne plantait rien, ne récoltait pas, ne travaillait jamais. Suivi de ses enfans, l’été il montait sur la colline et bâtissait une hutte sous de frais ombrages près d’un ruisseau ; ses fils, comme ceux du patriarche, le nourrissaient du produit de leur chasse ; quand les provisions manquaient, ils abattaient un arbre ; l’esclave chargeait son âne et allait vendre le bois à la ville, d’où il rapportait du riz, du tabac et du café. Les heures brûlantes du jour se passaient dans l’extase de la prière ou dans la contemplation du merveilleux spectacle que présentent les vallées silencieuses, la mer qui se brise à la plage, et les îles groupées à l’horizon comme des navires surpris par le calme. L’hiver, ils descendaient dans la plaine et s’abritaient sous quelque ruine féodale. En me voyant couché sur des tapis devant cette solitude si riante, si embaumée, près de cette heureuse famille qui allait, ainsi qu’une couvée, se poser, selon les saisons, sur chaque branche en fleurs, je me demandai si ce peuple patriarcal n’avait pas sa meilleure part sur la terre. L’Europe, travailleuse infatigable, et l’Orient prosterné devant son Dieu, me rappelaient Marthe et Marie, les deux sœurs de l’Évangile, et malgré moi je me surprenais à envier ces existences paisibles qui ne sont qu’une aspiration continuelle vers les régions mystérieuses où l’ame doit se perdre dans un bonheur sans mélange.

Il nous restait à gravir un tiers de la montagne ; mais quand il fallut s’éloigner des frais ombrages de la source, mes compagnons ne purent se décider à laisser là leur pipe, ni à quitter l’oasis de verdure qui les invitait au sommeil ; ils fermèrent les yeux, me souhaitèrent bon voyage, et je partis seul. Il n’y avait aucun chemin tracé ; mes pieds s’embarrassaient dans les ronces et les lauriers, du milieu desquels s’élevaient des ébéniers, des cèdres et des figuiers, dont les oiseaux se disputaient les fruits. De temps en temps, adossé à un tronc d’arbre, je regardais en arrière, et le paysage qui se développait me donnait