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sommet d’une montagne. Chacun se lança au galop, mais le sentier qu’il fallait suivre devint bientôt si raide, que nous préférâmes nous jeter à bas de nos bêtes pour gravir à pied la colline. Je fis halte à moitié route près d’une cabane en bois perdue dans le feuillage ; deux jeunes garçons avec un esclave noir taillaient des pieux devant un vénérable Turc à longue barbe qui fumait sa pipe accroupi sous un arbre. Au-dessus de ma tête, mes compagnons s’étaient arrêtés dans un bois de sycomores et de pins ; groupés près des mulets sur une roche, ils me faisaient signe de me hâter et montraient les bouteilles et les provisions qu’ils retiraient d’un panier. Cette vue me rendit le courage, et après un dernier effort j’arrivai dans une de ces solitudes qu’aimaient les anachorètes : le ciel, la mer, l’eau qui murmure, la plaine fuyant dans le lointain, rien ne manquait au paysage. Nos guides avaient étendu les tapis près d’une source qui tombait de la montagne dans un bassin de marbre ; ils nous servirent ensuite le pain et les viandes sur de larges feuilles, plongèrent le vin dans l’eau, et tous, accoudés derrière les mulets qui secouaient leurs têtes chargées de grelots, nous commençâmes gaiement le repas.

Au moment où je portais mon verre à mes lèvres, je vis s’avancer le Turc à barbe blanche près duquel je venais de passer ; ses deux fils le suivaient ainsi que l’esclave, qui portait du feu dans un pot de terre et des tasses à café dans une corbeille. Le beau vieillard, sans montrer la moindre hésitation, s’assit sur mon tapis, posa la main sur son cœur, inclina légèrement la tête et prononça lentement quelques mots gutturaux que M. Gandon nous traduisit ainsi : — Soyez les bienvenus sur mon domaine, et qu’Allah vous donne la santé ! Toutes les mains placèrent aussitôt devant le musulman du pain, du pâté, de la volaille, mais il refusa ; alors je lui présentai mon verre en disant : Buvez le vin des chrétiens qui rend le cœur joyeux et fait aimer les œuvres d’Allah. Il repoussa doucement mon bras et répondit : — Je dois jeûner jusqu’au soir, et le prophète a défendu le vin aux croyans. — Puisque Dieu a mis la vigne sur la terre, n’est-ce pas pour que l’homme en goûte le jus ? — Dieu, reprit le Turc avec calme, a placé la grappe dans les pays d’Europe, et il n’a pas défendu le vin aux chrétiens ; mais en Orient, au lieu de la vigne, Allah fait mûrir les oranges, les citrons et les pastèques, qui sont de petites sources de fraîcheur sous notre soleil de feu ; Allah n’a pas voulu que nous eussions le vin, source de chaleur pour vos froids climats.

Le vieillard bourra sa pipe qu’il tendit au nègre ; celui-ci posa un petit charbon sur le tabac, aspira quelques bouffées pour l’allumer,