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disparut un soir, et fut retrouvée par la sonde à quatre brasses sous l’eau. Quoi qu’il en soit, que Rhodes ait jailli d’un coup de trident, ou que, selon la croyance chrétienne, elle ait été submergée comme le reste du monde dans le déluge universel, il est indubitable qu’à une époque reculée les vagues ont roulé sur les rochers de l’île. Quand le sabot du mulet retentit sur ces blocs de formation si bizarre, entre les gorges de cet effroyable sentier suspendu sur l’abîme, on ne peut sans frémir lever les yeux vers ces masses rocailleuses qui semblent près de s’écrouler au moindre choc. Aussi le voyageur respire-t-il à l’aise dès que, penché sur les oreilles de sa monture, il descend vers la plaine en fleurs qui s’étend devant lui comme une terre promise.

Un temps de galop sur la plage nous conduisit dans une vallée qui conserve des vestiges d’une ancienne route tracée par les chevaliers. Au bout d’une demi-heure de marche, nous vîmes poindre à travers les arbres les tourelles d’un manoir féodal, avec son écusson mutilé au portail. Un Turc, seigneur du lieu, vivait seul dans ce château délabré, dont il nous fit voir les salles, entièrement démeublées. Sur le plancher pourri séchaient des oignons, des citrouilles et des concombres ; le bonhomme invita les visiteurs à en goûter. Deux mauvais cabans étendus dans un coin lui servaient de lit. Quand un de nous s’arrêtait devant quelques sculptures, le Turc s’approchait aussitôt, et les couvrant de la main, il levait la tête, fermait les yeux, puis faisait doucement claquer sa langue, pantomime suprême au moyen de laquelle tout musulman se tire d’affaire dans les occasions difficiles.

Après avoir bu un peu d’eau et fumé la pipe de l’hospitalité, nous laissâmes ce pauvre solitaire pour continuer notre voyage à travers une campagne fertile, plantée de palmiers et de dattiers. D’anciens manoirs s’élevaient dans toutes les directions ; la plupart semblaient abandonnés ; à l’entour, la plaine était couverte de myrtes, de lauriers et d’oliviers enlacés comme des serpens. D’autres châteaux, habités par des Francs ou des familles grecques, se présentaient entourés de grandes vignes, à l’ombre desquelles jouaient des enfans. La route serpentait entre deux haies de ronces sauvages, de figuiers et de cactus ; l’eau murmurait dans des aqueducs et s’épanchait en nappes d’argent dans les endroits où le canal était rompu. Tantôt dans le lit d’un torrent desséché il fallait se frayer un passage entre les lauriers roses ; tantôt de petits champs cultivés, où s’engouffraient des nichées d’oiseaux pillards, nous ramenaient près de la mer ; puis le chemin se replongeait brusquement dans l’intérieur au milieu des bois, des fleurs et de la plus riche nature. Si l’aspect de la ville m’avait étonné, si cette