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L’ÎLE DE RHODES.

traîner ! Cependant, quand on voit ces heureux esclaves, inconstans, cupides, indisciplinés, ennemis de tout ce qui blesse leurs habitudes, incapables d’affections et de dévouemens durables, comparant sans cesse les jours passés au temps présent, on ne peut s’empêcher de craindre qu’une fois libres, eux aussi, dans le désert, ne regrettent les fruits des fertiles plaines d’Égypte.

C’est dans le quartier habité par les Grecs dans les villes d’Orient que se trouvent les tavernes, dont les salles sont souvent ensanglantées par des meurtres, suites des rixes et de l’ivresse. C’est là seulement aussi que veille la police turque, représentée par un gros cadi qui fume, assis dans un coin et entouré de quelques Albanais déguenillés. Près de la mer se promènent le soir les belles Grecques d’Ionie et des îles voluptueuses qui envoyaient à Athènes ces courtisanes pour lesquelles Périclès pleurait devant l’aréopage. De nombreux canots, d’où s’élèvent des chants et des accords de guitare, dérivent sur les flots endormis ; des danses se forment sur la plage, tout est tumulte, amour, agitation, pendant que les chiens hurlent dans le quartier turc, enseveli jusqu’au jour dans le plus profond silence.

La nuit était venue, il fallait retourner à bord ; en nous quittant, M. Gandon proposa pour le lendemain une course au vieux Rhodes, restes d’une ville antique, nous dit-il, des beaux jours de la Grèce. Ces ruines sont situées à quatre lieues dans l’intérieur de l’île. M. Gandon nous recommanda d’emporter des chapeaux de paille, et de nous munir d’une petite gourde pour le voyage. Au point du jour sa maison était assiégée, toute la population grecque criait et gesticulait dans la rue, les conducteurs de mulets se disputaient pour le salaire ; des servantes plaçaient des tapis sur les bâts des montures ; enfin, à force de promesses et de menaces, l’ordre se rétablit, chacun se hissa sur sa bête, et notre caravane sortit de la ville, précédée de guides qui montraient le chemin.

Nous venions de nous engager dans un rude sentier qui tournait le flanc d’une montagne presque suspendue sur la mer, lorsqu’un chien se jeta sur moi ; je lui sanglai un coup de fouet. Demonio ! cria derrière moi une voix de stentor ; je me retournai, et aperçus un gros moine vêtu d’un froc gris à large capuchon, la tête coiffée d’un chapeau à trois cornes, une carnassière sur l’épaule, une poire à poudre sous le bras gauche, le sac à plomb passé dans sa ceinture de corde, et une canardière à la main.

Per Bacco ! m’écriai-je, où allez-vous, mon père, en si bel équipage ? Le révérend mit son fusil en joue, cligna de l’œil, et sourit en