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L’ÎLE DE RHODES.

air de fête. Les écussons étaient aussi plus rares, et dans certains endroits les constructions modernes s’étaient assises sur de vieux fondemens.

Arrivé à la porte de sa demeure, le maître éloigna de la main la foule, qui voulait s’introduire après nous, et ne laissa entrer que ses parens, qui ôtèrent leurs babouches et nous suivirent dans une belle salle soutenue par des piliers antiques. Près des fenêtres à treillis de bois vernissé était une longue estrade à rampe sculptée, couverte d’un tapis de Perse et de matelas de soie. M. Drovetti, qui semblait connaître tous les recoins de la maison, ouvrit une armoire d’ébène où de rares manuscrits hébreux étaient rangés. En même temps les fils du vieillard tirèrent d’un grand coffre de bois de cèdre des voiles de lin brodés d’or, des écharpes, des tuniques de soie de couleurs éclatantes, qui exhalaient un parfum de jasmin et de rose : bientôt la salle ne fut plus qu’un bazar d’étoffes précieuses. Après nous avoir fait examiner ces merveilleux tissus, le marchand nous conduisit dans une galerie qui donnait sur un jardin ; une treille épaisse étendait de toutes parts sous les poutres ses rameaux, chargés de feuilles humides et de grappes pendantes. Le maître fit asseoir le commandant sur un sofa, tandis que de petits enfans nous faisaient signe en riant de nous placer, à la manière orientale, sur des carreaux de soie rouge.

Transporté brusquement dans la maison du riche israélite, ne voyant que des turbans, des pelisses, des coussins et des fleurs, je me rappelais les tours féodales, les manoirs qui m’entouraient un instant auparavant, et cette ville française du moyen-âge où je lisais des devises gothiques sur de nobles écussons ; je prêtais l’oreille à la conversation, et j’entendais nommer Constantinople, le Taurus, Chypre, le mont Carmel, Jérusalem, toutes ces contrées dont parlent sans cesse les Mille et Une Nuits, et que je pouvais, pour ainsi dire, voir de cette galerie où j’étais assis en pacha et fort à mon aise. Alors je me demandai tout bas si je ne rêvais pas, et si, comme ce bon porte-faix craignant Dieu, mais aimant le vin, quelque génie ne m’avait pas transporté des rives bretonnes dans un de ces kiosques arabes dont la description m’enchantait autrefois.

Tout à coup une porte s’ouvrit, et trois jeunes filles parurent : l’une portait des fruits dans un panier entouré de feuillage, l’autre des pâtisseries sur un linge blanc, et la troisième un plateau d’argent ciselé chargé de confitures, de liqueurs et de verres d’eau. Elles s’approchèrent de nous, et chacune, après un salut timide, nous présenta des