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eut capitulé, se retirèrent vingt chevaliers français résolus à mourir. Le pacha vainqueur avait pris possession du palais du grand-maître, la flotte musulmane couvrait le port, et les religieux échappés à la mort attendaient au bord de la mer les navires qui devaient les transporter en Europe. Avant leur départ, ils assistèrent au dernier assaut livré contre la tour que défendaient leurs intrépides compagnons. Quand la nuit fut venue, ils virent les galères turques glisser silencieuses près du rivage ; des échelles furent dressées contre ces créneaux sur lesquels flottait dans l’ombre l’étendard de la croix ; des plaintes, des hurlemens retentirent, puis tout se tut, et au lever du jour, une queue de cheval au bout d’une pique remplaçait la bannière de Saint-Jean.

Les Turcs, qui se souviennent encore vaguement du siége, savent que ce bastion isolé leur a coûté cher à emporter ; aussi l’ont-ils appelé la Tour des Chevaliers, comme pour conserver dans un seul monument la mémoire de plusieurs années de combats. L’entrée de la tour est sévèrement gardée, et les murs sont blanchis plus fréquemment que ceux des autres fortifications : les musulmans croient faire illusion aux étrangers, et s’abusent peut-être eux-mêmes, en voilant sous le badigeon les blessures de leurs édifices, qu’ils ne réparent jamais.

À peine débarqués, nous fîmes demander au gouverneur la permission de visiter la tour. Un garde vint nous ouvrir la porte, mes compagnons se précipitèrent dans l’escalier, et le bruit de nos sabres sur les dalles sonores me sembla le retentissement des lourdes épées de fer des braves chevaliers. De la plate-forme, on domine la ville, entourée de larges fossés où des plantes vigoureuses croissent au milieu de boulets turcs rangés en pyramides. Pour peu que l’on s’isole et qu’on oublie, l’on se croit transporté devant une de nos vieilles cités d’Europe à ogives et à pleins cintres. On retrouve l’aspect de nos anciens manoirs dans ces sombres maisons bâties de pierres de taille, à machicoulis dans le haut, percées d’étroites fenêtres et chargées d’écussons. Des tourelles rondes ou carrées surgissent de tous côtés ; quelques-unes sont surmontées de la toiture en pointe du moyen-âge, mais la plupart, ainsi que les maisons, se terminent en terrasse, où le soir les femmes se rassemblent pour jouir de la beauté des nuits orientales. La jetée est bordée de cafés avec des lits de bois en plein air sur lesquels les Turcs d’un côté, les Grecs de l’autre, restent étendus une partie de la journée. Devant ces éternels fumeurs, sur les eaux doucement agitées du port, se balancent les barques légères du Levant, chargées de fruits, de légumes et de pastèques, que les