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des affaires pareilles, il y a tant d’élémens problématiques ou incertains, tant de causes de mécomptes, que des capitalistes se décideraient difficilement à y aventurer leurs capitaux, le profit net parût-il devoir être beaucoup plus fort, à moins que de puissans gouvernemens, tels que ceux de France et d’Angleterre, ne leur apportassent leur garantie et leur concours.

Du reste, on ne voit pas pourquoi les gouvernemens de ces deux grands pays ne s’accorderaient pas prochainement en faveur de cette opération quand ils l’auront fait étudier. L’Europe est actuellement dans un mouvement d’expansion par lequel elle range la planète tout entière sous ses lois. Elle veut être la souveraine du monde ; mais elle entend l’être avec magnanimité, afin d’élever les autres hommes au niveau de ses propres enfans. Rien de plus naturel que de renverser les barrières qui l’arrêtent dans son élan dominateur, dans ses plans de civilisation tutélaire. Qu’y aurait-il d’étrange à ce que les deux nations les plus puissantes et les plus avancées se concertassent pour abattre la muraille qui barre le chemin du Grand-Océan et de ses rivages infinis ? Le moyen de faire aimer la paix et d’en perpétuer le règne, c’est de la montrer non-seulement féconde, mais pleine de majesté et même d’audace. Il faut qu’elle possède le don d’étonner les hommes, de les passionner s’il se peut, en même temps que celui de les enrichir. Malheur à elle, ou plutôt malheur à nous-mêmes, si elle paraissait condamnée à être froidement égoïste dans ses sentimens, mesquine dans ses conceptions, pusillanime dans ses entreprises ! De ce point de vue, le projet de couper l’isthme de Panama se recommande assez hautement ; et cette œuvre ne servît-elle qu’à établir, par la communauté d’efforts, un lien de plus entre la France et l’Angleterre, lors même qu’il devrait en coûter à notre trésor 30 ou 40 millions, il faut convenir qu’on a souvent plus mal dépensé l’argent des contribuables.


Michel Chevalier.