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ne se l’avouèrent pas d’abord complètement à eux-mêmes, et qu’ils crurent à la possibilité d’une transaction entre ce qui existait et ce qu’ils voulaient y substituer. Quelle que fût d’ailleurs leur pensée, la guerre où l’on était engagé, et dont Pitt tenait tous les ressorts entre ses mains puissantes, ne permettait pas de brusquer un changement de ministère. Il faut ajouter que Pitt, lorsqu’il était encore dans l’opposition, avait formé, comme nous l’avons vu, avec lord Bute une liaison qui, un peu moins intime depuis quelque temps, n’avait pourtant jamais été rompue et imposait à ce dernier de grands ménagemens.

Rien ne parut donc changé dans les premiers instans qui suivirent la mort de George II. Lord Bute, bien que décoré immédiatement du titre de conseiller privé, resta même en dehors de l’administration. Ce ne fut qu’au bout de cinq mois qu’il y prit place officiellement par sa nomination à un des deux postes de secrétaire d’état, dont lord Holderness consentit à se démettre moyennant une pension et une sinécure (mars 1761). Un autre membre du cabinet, le chancelier de l’échiquier, Legge, qui sous le règne précédent avait eu le malheur d’encourir la disgrace de George III, alors prince de Galles, ou plutôt celle de lord Bute, fut aussi congédié ; il eut un tory pour successeur ; d’autres tories obtinrent des emplois de cour. Il ne paraît pas que Pitt ait rien fait pour s’opposer à ces mutations, pas même à la destitution du chancelier de l’échiquier, jadis son inséparable compagnon de fortune, mais qui, depuis quelque temps, s’était un peu séparé de lui pour se placer sous le patronage du duc de Newcastle. On lui laissait la direction de la guerre et de la politique extérieure, cela lui suffisait.

Mais les choses ne pouvaient en rester là. Pour faire entrer le gouvernement dans les voies nouvelles où on voulait le pousser, il fallait nécessairement se débarrasser de l’homme qui était en effet le chef du cabinet. Dès qu’on put supposer que lord Bute en avait l’intention, il trouva de nombreux auxiliaires. Pitt, que la hauteur de son génie, la force et l’impétuosité de son caractère, appelaient à la domination, manquait malheureusement des qualités propres à la faire pardonner par ceux qui étaient condamnés à la subir. Sa raideur dédaigneuse, les inégalités d’une humeur souvent aigrie par les souffrances physiques, laissaient trop clairement apercevoir le mépris profond qu’il éprouvait pour la médiocrité. Habitué depuis long-temps à imposer ses volontés à ses collègues, il ne se donnait pas la peine d’essayer de convaincre leur raison et de conquérir leurs sympathies. Ils avaient pu, au milieu des grands dangers publics, se résigner à de