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les indigènes ne le savent pas. Ils n’ont jamais eu occasion de pratiquer ni même de voir de grands déblais et de grands remblais, ni à plus forte raison des excavations sous-marines.

D’un autre côté, c’est une responsabilité effrayante que d’enrôler des ouvriers européens afin de les conduire dans l’isthme. C’est en effet un climat dangereux pour qui n’y est pas né ou ne s’y est pas préparé, meurtrier pour qui s’expose à l’ardeur du soleil ou qui respire les miasmes qu’exhalent les marécages et même toute terre fraîchement remuée. On aurait à abriter les travailleurs, à les camper, à pourvoir à leur bien-être ; il faudrait leur tracer les règles d’une bonne et sévère hygiène, et, ce qui est bien plus difficile, même en leur en fournissant tous les moyens, les leur faire observer malgré les tentations que la nature des tropiques sème sur les pas de l’homme. Pendant six mois de pluies, de mai en octobre, tout travail à ciel ouvert serait forcément suspendu. Que ferait-on alors des terrassiers ? Comment les garantir du mal du pays et de toutes les plaies que l’oisiveté engendre ?

Ce ne sont point des impossibilités que je signale, ce sont des difficultés, de celles que des hommes capables, d’une volonté forte et d’un esprit éclairé, savent lever. Loin de moi la prétention d’esquisser ici, même sommairement, le programme de ce qu’il y aurait à faire pour s’assurer le concours d’une grande quantité de bras dans l’isthme, pour empêcher que le canal des deux océans ne fût obtenu qu’au prix de milliers de victimes humaines. Il me semble, et je ne le dis que pour indiquer comment à mes yeux l’obstacle n’est point insurmontable, que des hommes disciplinés d’avance, dressés à la règle militaire, habitués à se suffire dans les cas imprévus, tels enfin que nos admirables soldats du génie, pourraient, transportés en corps sous la conduite de leurs braves et savans officiers, en qui ils ont toute confiance, entreprendre l’œuvre avec chance de succès, et aborder, sans crainte d’être terrassés par elle, la nature des régions équinoxiales, quelque rude jouteuse qu’elle soit, quelque séduction qu’elle sache employer pour énerver celui qui tente de résister à ses caresses perfides. Et c’est probablement à une détermination semblable qu’il faudrait en venir. Rien de plus simple, au surplus, si les gouvernemens des deux peuples de l’Europe occidentale, qui sont les deux premières puissances maritimes du monde, jugeaient à propos de se concerter pour l’accomplissement de ce noble dessein.

On trouverait le gouvernement de la Nouvelle-Grenade animé des