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DE LA CRISE POLITIQUE EN ESPAGNE.

la liste des hommes qui en devaient faire partie. « Vous ne l’attendrez pas long-temps, » dit le général interpellé, et, saisissant une plume, il arrêta une combinaison ministérielle que l’on n’a point encore rendue publique, et qu’il importe de faire connaître. M. Serrano se réservait le département de la guerre avec la présidence du conseil ; il confiait les affaires étrangères, l’intérieur et les finances à trois progressistes, MM. Moreno-Lopez, Gonzalès-Bravo et Ceriola ; il n’appelait à lui que deux modérés, MM. Ignacio Chacon et Mayans, auxquels il abandonnait la marine et la justice. M. Serrano avait inscrit ces noms sur une feuille volante qu’il fit passer à Narvaez en lui disant : « Eh bien ! qu’en pensez-vous, mon général ? — Excellent ! s’écria Narvaez après y avoir jeté un coup d’œil rapide ; ce qui importe, c’est que le cabinet soit formé par vous, et que vous vous en déclariez le chef. » Et Narvaez montra lui-même la liste à ses amis, qui l’approuvèrent sans la moindre restriction.

La composition du cabinet ainsi arrêtée, il ne restait plus qu’à publier les noms des ministres ; mais, en ce moment, l’accord étroit qui avait jusque-là subsisté entre M. Serrano et Narvaez reçut une atteinte profonde, et l’on put dès-lors prévoir qu’il ne tarderait pas à cesser tout-à-fait. Un des amis de Narvaez ayant observé qu’il était urgent d’envoyer la liste à la Gazette de Madrid : « Un instant ! s’écria M. Serrano, il n’est pas convenable qu’une si importante affaire soit menée avec une telle précipitation. C’est bien le moins qu’on me laisse quelque temps encore pour faire des réflexions plus sérieuses. — Mais quelles réflexions vous reste-t-il à faire ? s’écria Narvaez ; avons-nous élevé la plus légère objection contre aucun des hommes que vous venez de proposer ? Un ministère dont vous êtes le chef et où, sur six membres, quatre progressistes occupent les principaux portefeuilles, tous les portefeuilles politiques en un mot, a-t-il rien d’alarmant pour vous ou pour votre parti ? » Et comme M. Serrano ne se rendait point à ces raisons : « Tenez, ajouta Narvaez avec un mouvement d’impatience, vous avez le temps encore ; remaniez le cabinet à votre guise, je ne m’y oppose d’aucune façon. » M. Serrano demeura inébranlable ; on se vit contraint de lui accorder le délai qu’il exigeait, et il fut décidé qu’à sept heures du soir on tiendrait chez Narvaez une conférence où M. Serrano viendrait en personne déclarer nettement ses dernières intentions.

Il faut en convenir, la position de M. Serrano était des plus difficiles. Le jeune ministre était l’un des chefs du parti progressiste ; c’est à lui que ce parti avait dû, pendant l’insurrection qui a renversé Espartero, de conserver son rang à la tête du mouvement. Dans le cabinet Olozaga, c’était encore M. Serrano qui avait sérieusement représenté le parti progressiste ; nous concevons qu’il lui ait répugné de rompre avec son passé tout entier. D’un autre côté, c’était sa querelle avec M. Olozaga qui avait déterminé la crise : de quelles imputations malveillantes n’allait-il pas être l’objet, si de cette crise on le voyait sortir président du conseil ? À la seule pensée de ces imputations M. Serrano fléchit. Aussitôt que Narvaez et ses amis furent sortis