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LA POÉSIE SYMBOLIQUE ET SOCIALISTE.

retrouver, c’est de revenir aux maîtres. — Quinte-Curce, je crois, raconte que dans la Bactriane, à certaines époques de l’année, il soufflait des vents furieux qui apportaient une si grande quantité de sable, que le pays en était couvert, qu’on ne voyait plus la trace des chemins, et que les Bactriens, pour ne pas se perdre, attendaient, avant de se mettre en route, le lever des étoiles, qui leur servaient de guides. — La poésie est aujourd’hui comme une Bactriane ; de grands vents ont soufflé, le pays est couvert de sable ; pour ne pas s’égarer, il faut imiter les Bactriens, et se guider d’après les astres toujours allumés et brillans, c’est-à-dire les modèles. Mais chacun a un choix particulier à faire dans les modèles, selon ses défauts et ses qualités. Ainsi l’auteur de Psyché et d’Hermia, qui flotte dans un vague universel, qui étreint passionnément le vide, et, donnant à profusion des ames à ce qui est inanimé, finit par ne pas comprendre l’ame humaine, devrait lire assidument Corneille et Molière, qui approfondissent si bien la vie. De même, comme son vers est plus sonore que substantiel, et qu’il a besoin de grandes compositions pour émettre peu d’idées, il devrait apprendre de quelques maîtres combien on peut enfermer de trésors dans un petit cadre, et feuilleter, chaque matin, une ode d’Horace, une fable de La Fontaine, voire une chanson de Béranger. Alors M. de Laprade rentrerait dans le vrai, et romprait avec ses utopies idéalistes d’une part ; et de l’autre avec ses utopies socialistes, sous lesquelles les plus beaux talens doivent succomber.

Au premier abord, il semble que rien n’est plus facile que de savoir à quel rôle on est propre en poésie. Les qualités qui distinguent le poète lyrique du poète dramatique, par exemple, ou le poète élégiaque du poète philosophique, sont de nature si opposée, qu’il semble presque impossible de s’y méprendre. Nous avons vu pourtant de ces illusions qui n’aboutissent qu’aux plus tristes échecs. À ce jeu, le talent se décompose, et si on avait en soi la veine de Théocrite, du moment qu’on aspire à l’enseignement du Phédon, on gâte ses qualités de grace et d’élégance, qu’on ne sait pas racheter par la profondeur ou la nouveauté de la pensée ; on pouvait chanter une charmante idylle dans la vallée, on a voulu monter au cap Sunium, et on tombe à mi-côte, en balbutiant quelques paroles obscures. — Qu’est-ce qui a fait croire à M. de Laprade qu’il pouvait se parer de la palme du philosophe ? Suffit-il de parler de ses aspirations, de ses pensées sur l’invisible et sur l’avenir, pour avoir le droit d’entrer dans le domaine de la philosophie, le front levé et en conquérant ? L’échec est au bout de ces