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SOUVENIRS D’UN NATURALISTE.

et qu’ont élevée les deux courans opposés, qui vont et viennent deux fois par jour dans les anses de Pontrieux et de Tréguier. Ici la marée nous abandonna : le vent tomba tout-à-fait, nos voiles vinrent battre le long de leurs mâteraux. Aussitôt nos marins se mirent à l’œuvre, et sous les coups cadencés de leurs longs avirons la péniche reprit sa course rapide, en laissant derrière elle un sillage blanchi d’écume. À mesure que nous approchions des Héhaux, le phare semblait s’allonger. Il élevait plus haut dans le ciel sa colonne de granite, sa lanterne de verre, protégées par cette baguette magique qui va jusqu’au sein des nuages chercher et éteindre la foudre. Bientôt nous abordâmes et pûmes contempler à notre aise le rocher géant que la main de l’homme a construit de toutes pièces sur ces Épées de Tréguier, naguère si redoutées des navigateurs, aujourd’hui guides certains du matelot pendant les sombres nuits de tempêtes.

Dans nos plus opulentes cités, le phare des Héhaux serait un monument remarquable. Seul au milieu de l’Océan, il acquiert, par cet isolement même, un caractère de grandeur sévère qui impressionne profondément. Qu’on se figure un plateau de granite où les courans et les orages ne permettent pas même aux goëmons de se fixer, et qu’accidentent çà et là quelques rochers aux formes tourmentées, aux flancs profondément sillonnés par les vagues. C’est là qu’est posée la tour. La base, en forme de cône, est surmontée d’une galerie circulaire. La partie inférieure s’évase en dessinant une courbe gracieuse, s’épate sur le sol comme la racine d’une gigantesque plante marine, et enfonce jusqu’au sein de la roche vive ses fondemens taillés au ciseau. Sur ce piédestal de dix-huit mètres de base se dresse un fût de colonne de huit mètres de diamètre, portant, en guise de chapiteau, une seconde galerie dont les appuis et la balustrade de pierre rappellent les machicoulis et les créneaux d’un donjon féodal. Du haut en bas, toute cette partie de l’édifice est en granite blanchâtre, dont les larges pierres, disposées en assises régulières, sont encastrées à queue d’aronde les unes dans les autres. Jusqu’au tiers de l’édifice, les assises sont en outre reliées entre elles par des dés de granite comme tout le reste, qui pénètrent à la fois dans deux pierres superposées. Toutes ces tailles ont été exécutées avec une précision telle que le ciment a été presque inutile pour fermer quelques vides imperceptibles, et que, de la base au sommet, le pharte tout entier ne forme qu’un bloc unique, plus homogène, plus compacte peut-être que les roches même qui le supportent. Sur la plate-forme qui couronne cette magnifique colonne, à quarante-cinq mètres au-dessus