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ter. Abandonnez-vous au sentiment de l’infini qui s’emparera de tout votre être, et bientôt vos larmes couleront moins amères ; vous comprendrez que, pour adoucir nos peines dans ce monde, rien ne vaut la contemplation de la nature et le spectacle sublime de la création qui nous ramène au créateur.

Souvent le crépuscule vint me surprendre au milieu de mes rêveries ; souvent la nuit m’enveloppa de ses ombres et étendit sur ma tête son dais de sombre azur semé de constellations. Alors je voyais dans le lointain scintiller aussi une étoile allumée par la main de l’homme : je reconnaissais le fanal des Héhaux, ce phare dont tous les marins me parlaient avec enthousiasme, et dont pendant la journée je voyais la tour se dessiner comme une ligne noire sur la teinte blanchâtre du ciel. Je ne voulais pas quitter Bréhat sans le visiter. Quelques consultations m’avaient assuré la bonne volonté du lieutenant des douanes : je le priai de m’y conduire, et, par un beau jour d’octobre, nous partîmes du port de la Corderie sur une péniche que manœuvraient six robustes matelots. Le temps était admirable ; le ciel sans nuages se reflétait dans l’Océan uni comme une glace et semblait en doubler la profondeur. Sous la double impulsion d’un vent léger qui gonflait nos deux petites voiles carrées, et du rapide courant que le reflux imprimait aux flots du Kerpont, notre péniche glissait sur les lames comme un traîneau sur la neige glacée. Parfois seulement nous traversions un remou tumultueux qui secouait en tout sens notre frêle embarcation et nous révélait le voisinage de quelque rocher sous-marin ; puis nous retrouvions une mer calme, et, sans avoir conscience de la vitesse de notre marche, nous voyions Bréhat s’enfoncer à l’arrière, tandis qu’à l’avant de notre chaloupe quelque roche, quelque île nouvelle semblait à chaque instant poindre des flots.

Dirigeant d’abord notre course vers le nord, nous laissâmes sur la gauche l’île de Saint-Modé, avec ses batteries où dorment, couchées sur le gazon, de lourdes pièces de gros calibre, prêtes à se réveiller au premier signal de guerre et à protéger de leurs boulets rouges l’entrée de la rivière de Pontrieux ; avec sa chapelle, dont les saintes reliques ont, au dire des crédules habitans du voisinage, la vertu de chasser de l’île toute espèce d’insectes parasites. Nous filâmes ensuite rapidement entre Pen-ar-rest et le plateau des Sirlots, dont les roches cachées semblent autant de piéges tendus aux navires qui se rendent de Brest à Pontrieux. Portant alors au nord-est, nous vînmes côtoyer Roch-Louet et ses écueils, que rattache à la côte, distante de trois quarts de lieue, une digue naturelle de galets roulés, appelée le Sillon,