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SOUVENIRS D’UN NATURALISTE.

On comprend sans peine avec quelle ardeur je me livrais à ces études attrayantes, où chaque heure, pour ainsi dire, amenait un résultat. À Bréhat, d’ailleurs, je travaillais avec plus de suite et de courage qu’à Chausey. Logé chez le garde d’artillerie de l’île, je trouvais à échanger quelques pensées, et j’échappais ainsi au sentiment de l’isolement, un des plus énervans qui puissent frapper le cœur de l’homme. J’aimais à étudier dans la personne de mon hôte cette classe des sous-officiers, braves militaires qui rendent chaque jour à l’état des services aussi obscurs que pénibles, sans autre perspective qu’une modeste retraite, et pour quelques-uns la croix d’honneur. Detz était de ce petit nombre, et dans ses trente ans de service il avait bien gagné le bout de ruban rouge qui décorait sa boutonnière. Aujourd’hui, un vrai soldat laboureur, il partageait son temps entre ses modestes fonctions de garde et son jardin. C’était pour moi un vrai plaisir que de le faire causer, et il s’y prêtait volontiers comme tous les vieux soldats. Bien des fois je me suis délassé de mes travaux en parcourant avec lui son petit domaine, tandis qu’il me parlait de ses guerres d’Allemagne, de ses souffrances sur les pontons anglais, de sa prise d’Alger, en s’interrompant de temps à autre pour me montrer avec orgueil quelque beau fruit de son industrie horticulturale.

Parfois aussi, lorsque mon corps et ma tête, par trop fatigués d’une longue course ou d’une dissection trop prolongée, me faisaient éprouver le besoin d’un repos complet, je me rendais sur le rivage, et, couché sur le gazon de quelque berge escarpée, je laissais mes pensées flotter à l’abandon. Oh ! vous qui avez conservé quelque peu de ces illusions qu’emportent chaque jour une à une les tourbillons de ce monde, vous qui regrettez ce que vous en avez perdu, allez sur le bord de la mer, et sur ses grèves sonores vous retrouverez à coup sûr quelqu’un de ces rêves dorés qui bercèrent votre jeunesse. Vous surtout qu’a frappés au cœur quelqu’une de ces douleurs poignantes qui décolorent une vie entière, allez, allez sur le bord de la mer. Cherchez quelque plage solitaire, un archipel de Chausey, une île de Bréhat, où ne puissent vous atteindre les exigences de la société, et quand votre ame brisée débordera d’angoisse, gagnez quelque roche élevée d’où l’œil embrasse à la fois le ciel et l’océan : prêtez l’oreille à ces grandes harmonies que les vents et les flots semblent tantôt murmurer à voix basse, tantôt entonner en rugissant ; laissez vos yeux suivre jusqu’à l’horizon les ondulations capricieuses des vagues, et quand elles se confondront avec les figures fantastiques des nuages, que vos yeux les suivent encore jusqu’au ciel ou elles semblent mon-