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SOUVENIRS D’UN NATURALISTE.

à traverser l’étroit bras de mer qui sépare le continent de Bréhat, et certainement dans quelques années le dernier rat noir de cette île sera tombé sous la dent de son vorace congénère.

Quelque intérêt qui s’attachât d’ailleurs à ces populations terrestres ou aériennes, ce n’étaient pourtant pas elles qui m’attiraient à Bréhat, et dès le lendemain de mon arrivée j’arpentais le rivage laissé à sec par la marée, ma boîte de ferblanc en bandoulière, mes poches garnies de tubes et de flacons, ma large spatule de fer à la main. Les premières heures de cette exploration furent vraiment cruelles. Encore plein du souvenir des richesses zoologiques que le Sacaviron de Chausey semble étaler avec tant de complaisance, je ne sus voir d’abord autour de moi qu’une pauvreté désolante. Les chenals de Bréhat, sans cesse sillonnés par des courans d’une extrême violence, présentent un aspect particulier. Partout où la mer se déploie en liberté, les rochers qu’elle mine et désagrège se brisent en fragmens trop petits, trop mobiles, pour abriter de nombreux habitans ; les sables sont trop bien lavés pour pouvoir les nourrir. Sur les points abrités, au contraire, elle dépose les détritus arrachés ailleurs sous la forme d’une vase demi-fluide que recouvrent d’immenses prairies de zostères, tapis perfide prêt à céder sous les pieds qui le foulent avec une confiance imprudente. Je n’apercevais nulle part ni ces sables vaseux si chers aux annélides, ni ces grottes pittoresques où pendent comme des stalactites vivantes les ascidies simples ou composées, les éponges, les alcyons. Mon cœur se serra, je l’avoue. Pourtant je ne perdis pas courage ; je persévérai dans mes recherches ; j’interrogeai tout ce qui m’entourait. Peu à peu l’espoir me revint et ne tarda pas à faire place à une certitude d’autant plus douce, que mes craintes avaient été plus vives. Je découvris quelques points où le sable et la vase, mélangés dans de justes proportions, me promettaient d’amples récoltes. Je reconnus que des populations entières trouvaient un abri dans ces fentes de rocher que je venais de maudire de si bon cœur. Certes, pour les poursuivre dans leurs retraites, il fallait faire un vrai métier de carrier. Je prévoyais de rudes fatigues, mais je comptais sur la récompense : la peine ne m’effrayait pas. Sans tarder, je me mis à l’ouvrage, et dès ce premier jour je rentrai au logis avec de riches et nombreux matériaux de travail.

Au point où en est arrivée la science moderne, les animaux inférieurs présentent un immense intérêt. Dans mon article sur l’archipel de Chausey, j’ai cherché à montrer comment l’anatomiste, qui décrit les instrumens matériels de la vie, comment le physiologiste, qui