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Cette lutte dure depuis des siècles peut-être ; elle doit se terminer par la rupture du bloc, à moins que les murailles qui surplombent, ébranlées elles aussi par la mer, ne viennent à crouler et à couvrir de leurs vastes ruines et la pierre et le trou du Paon.

Le site remarquable dont j’ai cherché à donner une idée jouit à Bréhat et sur les côtes voisines d’une immense réputation. On lui attribue le don de pouvoir dévoiler l’avenir. La jeune fille qui veut savoir combien elle doit encore attendre avant d’échanger sa bague de simple fiancée contre l’anneau de mariage, se rend seule à la pointe du Paon un jour de grande marée à l’heure de la basse mer. Elle ramasse un caillou sur un point particulier de la grève et le lance dans le gouffre, en se tenant à l’entrée du passage. Si le caillou tombe au fond de l’abîme sans rebondir contre le roc, elle s’en retourne bien joyeuse, car à coup sûr elle se mariera dans l’année. Au contraire, chaque battement de la pierre contre le granite annonce une année de retard, et d’ordinaire la pauvrette revient le cœur gros après avoir consulté l’oracle. En effet le trou du Paon, creusé par affouillement entre les deux bancs de rocher, n’est rien moins que perpendiculaire. Pour lancer une pierre de façon à atteindre le fond sans toucher aux parois, il faut une certaine adresse qu’on rencontre rarement chez les femmes, et que d’ailleurs, dans le cas dont nous parlons, il est expressément défendu d’employer.

L’île de Bréhat forme à elle seule une commune et compte environ quinze cents habitans. Cette population isolée dans son petit coin de terre réunit à l’esprit mesquin et cancanier des petites villes le caractère égoïste et exclusif des insulaires. Le Bréhatain ne se croit pas Français : il se regarde à peine comme Breton, et, pour le plus riche propriétaire comme pour le plus misérable journalier, tout étranger est une sorte de paria dont on évite la société. Les gens du peuple étendent cette espèce d’interdit jusqu’à leurs compatriotes de la côte voisine, malgré la communauté de mœurs et surtout de langage. Pendant mon séjour, une jeune fille du continent, engagée comme domestique, refusa de continuer son service dans Bréhat, parce que, disait-elle, pas une femme, pas une fille ne voulait lui adresser la parole quand elle les rencontrait à la fontaine ou au sortir de l’église. Peut-être un esprit de localité aussi prononcé s’expliquerait-il en remontant à l’origine même de la population qui le présente. Les Bréhatains forment une variété très distincte dans la race bretonne. Chez eux, on rencontre rarement ces têtes rondes, ces visages pleins, ces yeux bleus, ces cheveux blonds ou rougeâtres, qui semblent être les traits caractéristiques