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SOUVENIRS D’UN NATURALISTE.

commandée par deux tours dont les fondations se devinent sous les décombres et les herbes sauvages. Une allée en ligne droite, faisant suite à la porte, partageait en deux moitiés à peu près égales les bâtimens dont l’étendue était considérable. Rien pourtant n’est resté debout de cet antique édifice. Le passage dont je viens de parler est encombré de ronces et de fenouils ; des champs de blé et de pois aux fleurs papillonnacées ont pris la place des vastes salles dont quelques murs nous révèlent encore la distribution. À l’extrémité qui regarde la pleine mer, sur un rocher à pic de toutes parts, s’élèvent pourtant encore les murailles d’un étroit donjon. Était-ce un dernier refuge ? était-ce une tour de vigie, et le fanal qui brillait à son sommet annonçait-il aux marins battus par l’orage des frères bienfaisans prêts à les secourir, ou des pirates avides d’une sanglante épave, comme les moines de Chausey ? Je l’ignore. J’ai vainement interrogé les plus vieux pêcheurs sur les solitaires de l’île Verte. Cénobites pieux ou brigands hypocrites, la tradition se tait sur leur compte, et ne se rappelle même plus l’époque et la cause de la destruction du monastère.

Cachée pour ainsi dire derrière sa ceinture de granite, et ne montrant au dehors que le sommet de ses collines, toujours terminées par un dôme de rochers, Bréhat, vue à distance, présente l’aspect d’une terre inhospitalière incapable de nourrir le moindre habitant. Quelques pas faits dans l’intérieur de l’île ont bientôt détruit cette erreur. Sur cette base de pierre s’étend une couche de terre végétale dont l’industrie a su admirablement mettre à profit l’excellente qualité. J’ai vu bien peu de pays en France où le terrain fût aussi complètement et aussi utilement occupé. Sans doute sur bien des points le squelette de l’île se fait jour sous la forme de lourdes masses ou d’aiguilles aiguës, mais jusqu’à leur base s’étendent des prairies, des champs de blé ou de légumes, dont la riche végétation annonce un sol des plus fertiles. Pour communiquer d’un point à un autre, on a réservé des chemins qui se croisent en tout sens, et dont les dimensions sont strictement calculées sur les besoins d’une localité où l’on ne voit pas une seule charrette, pas même un cheval. Deux hommes peuvent à peine marcher de front dans la plupart de ces sentiers. Le plus large de tous, celui qu’on pourrait appeler la route de première classe, et qui s’étend d’une extrémité à l’autre de l’île, permet à peine à deux vaches de se croiser en passant. Tous sont d’ailleurs nettement dessinés au milieu des champs qu’ils traversent, entretenus comme les allées d’un jardin, et cette circonstance contribue beaucoup à donner à l’aspect général