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SOUVENIRS D’UN NATURALISTE.

révèle tout d’abord par leurs profils irréguliers, bien différens des lignes sévères du granite ou des formes arrondies que revêtent presque toujours les grès et les calcaires. Pourtant, tout abrupte et sauvage qu’était le terrain, il n’en avait pas moins pour moi le plus grand de tous les charmes : le charme des souvenirs. Je croyais revoir une de ces vallées des Cévennes où s’écoula mon enfance. C’étaient ces mêmes montagnes aux arêtes vives, aux angles aigus, aux lignes brusquement brisées ; ces mêmes arbres à la végétation pénible, mais robuste, disputant la surface du sol aux roches qui pointent de toutes parts en pyramides aiguës chargées de touffes de bruyères ou de ronces aux longs festons épineux. C’étaient, partout où une source venait à sourdre de terre, ces prés en pente jetés sur le flanc de la montagne comme des pièces de tapis vert, et où les bestiaux peuvent à peine paître, tant ils sont escarpés et glissans. Sur le bord du chemin, dans le creux des rochers, au pied des arbres, je retrouvais les plantes, les fleurs que j’avais tant de fois cueillies en jouant. Pour compléter la ressemblance, un ruisseau au cours tortueux courait au fond de la vallée. Ses eaux de cristal rebondissaient sur les cailloux, bouillonnaient autour des grosses pierres, et de loin en loin s’élançaient en cascade du haut d’une chaussée, après avoir donné le mouvement, on pourrait presque dire la vie, à quelque usine dont j’entendais bruire les rouages ou retentir les marteaux. Ah ! que l’habitant des pays plats vante la fertilité de ses plaines, la majesté de ses fleuves, la richesse de ses cités ; jamais il ne connaîtra le sentiment d’amour qui fait battre le cœur de l’enfant des montagnes à la vue du moindre site qui lui rappelle sa première patrie.

La route s’éleva d’abord peu à peu sur les rampes de cette vallée ; puis une montée rapide nous conduisit sur un plateau accidenté que nous ne quittâmes plus. L’aspect du pays changea subitement. Je venais de traverser une de ces fissures produites dans l’écorce du globe par la poussée intérieure des granites, et qui conservent encore des traces de cette origine violente. Maintenant j’arrivais à des terrains déposés par l’action des eaux, et tout autour de moi accusait ce mode de formation. La surface du sol était ondulée et arrondie : dans les tranchées de la route, sous une couche de terre végétale, j’apercevais, disposés en assises parallèles, des lits de cailloux dont la nature indiquait qu’ils avaient jadis fait partie des roches voisines. À la solitude d’une gorge sauvage succédait un paysage de physionomie plus douce, plus animée, et non moins pittoresque. Le chemin serpentait au milieu des collines couvertes de riches moissons, ou traversait de