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point gorger l’avarice des agens de la compagnie ; on l’accuse de trahison, on le dépouille de ses états, on le relègue à Bénarès. » Ces fait et bien d’autres, consignés dans le livre de M. de Warren, prouvent que le gouvernement de l’Inde est aux abois sous le rapport des finances ; la guerre de Chine est une preuve plus éclatante encore de ce parti pris de recourir aux expédiens. Sans le commerce de l’opium, nous disaient des Anglais de Calcutta, le Bengale ne peut plus subvenir à ses dépenses ; d’ailleurs l’empereur de Chine a traité notre bien-aimée reine Victoria de reine des barbares ! Voilà un argument péremptoire dont la seconde partie surtout est d’une remarquable logique. Malheureusement le territoire de la compagnie est appauvri plus qu’on ne pourrait le croire ; Montgomery-Martin estime à un million de livres sterling le capital retiré de la circulation de l’Inde depuis cinquante ans. Tandis que le laboureur et les classes inférieures sont exposés, par la moindre sécheresse, à mourir de faim, la caste noble et guerrière, privée de ses emplois, de ses grades dans les armées, languit et s’irrite. Qu’on ne s’y trompe pas ; ce qui rayonne encore dans ces lointaines contrées, c’est plus l’éclat mourant des temps passés que l’œuvre d’une splendeur nouvelle. L’Inde n’est plus le pays des trésors et des richesses, mais un domaine épuisé que l’Angleterre livre aux jeunes fils de ses grandes familles patriciennes. Bien qu’elle ait changé de rôle, la compagnie est restée marchande ; aussi rien ne peut lui être plus fatal que l’humeur conquérante d’un gouverneur-général.

Avec tout cela, les Anglais peuvent-ils croire qu’ils soient aimés de leurs sujets asiatiques. Quand aucune classe de la société n’a gagné en masse à leur présence dans l’Inde, quand les travaux entrepris par les empereurs n’ont été ni continués, ni restaurés par eux, la crainte est l’unique sentiment qu’ils inspirent. Mais ce sentiment n’est-il pas du nombre de ceux dont on peut revenir ? Supposons qu’après avoir rencontré, au-delà du cercle dans lequel elle s’étend, des populations plus braves (et cela s’est vu déjà), plus capables de résistance, la compagnie s’arrête, cesse de se montrer conquérante et victorieuse ; son prestige s’efface ; les peuples soumis rougissent de leur faiblesse. Dans le cas où une influence étrangère exciterait à la révolte les habitans des plus distantes provinces, où les troupes indigènes refuseraient de tourner leurs baïonnettes contre la poitrine de leurs coreligionnaires, à quel nombre se trouveraient réduites ces colossales armées ? Enfin ne peut-il pas arriver que la Russie, traversant le désert où elle a une fois déjà laissé ses canons, se montre menaçante aux frontières du