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si je descends de la nef, il y a dedans telles cinq cents personnes et plus qui demeureront en l’île de Chypre pour la peur du péril de leur corps, car il n’y a personne qui autant n’aime sa vie comme j’aime la mienne, et qui jamais par aventure en leur pays ne rentreront. Donc j’aime mieux mon corps, et ma femme et mes enfans mettre en les mains de Dieu, que je fisse tel dommage à si grand peuple, comme il y a céans. »

Il n’est pas besoin de citer beaucoup pour rappeler la bonhomie et la simplicité de saint Louis. C’est le côté par où, grace à Joinville, il est le plus présent à tous les souvenirs. Qui ne se l’est représenté rendant la justice sous un arbre du bois de Vincennes ? Je me bornerai à une anecdote moins connue et dans laquelle Joinville figure honorablement. Elle nous montre avec quelle liberté familière il parlait au roi, et avec quelle sincérité candide le roi scrutait sa conscience et profitait d’un conseil. Au retour de la croisade, l’abbé de Cluny fit don de deux chevaux au roi, et le lendemain vint s’entretenir des affaires de son couvent. « Le roi l’ouït moult diligemment et longuement, » dit Joinville, et il ajoute : « Quand l’abbé s’en fut parti, je vins au roi et lui dis : Je vous viens demander, s’il vous plaît, si sous avez ouï plus débonnairement l’abbé de Cluny, parce qu’il vous donna hier deux palefrois. — Le roi pensa longuement et me dit : Vraiment oui. — Sire, fis-je, savez-vous pourquoi je vous ai fait cette demande ? — Pourquoi fit-il. — Pour ce, fis-je, que je vous conseille que défendiez à votre conseil juré qu’ils ne prennent (rien) de ceux qui auront à besogner devant vous, car soyez certain, s’ils prennent, ils en écouteront plus volontiers et plus diligemment ceux qui leur donneront, ainsi comme vous avez fait l’abbé de Cluny. »

On est bien moins accoutumé à l’idée de la vaillance de saint Louis qu’à celle de sa bonté. Joinville, son compagnon d’armes, a vivement exprimé l’ardeur de héros et l’impétuosité de soldat qui le précipitaient dans les rangs des Sarrasins. « Jamais, dit-il, je ne vis homme si beau sous les armes[1], » et il le montre dépassant de la tête toute sa suite, un haume d’or sur son chef, une épée d’Allemagne en sa main. Cet emportement guerrier achève de dessiner par un contraste heureux la figure du saint monarque. Il ne faut pas se représenter Louis IX toujours récitant des prières ou agenouillé dans un confessionnal il faut le voir, comme l’a vu Joinville, dans le désordre et la poussière de la mêlée ; il faut le voir aussi encore plus héroïque dans sa

  1. « Onques ne vis si bel armé. »