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L’ÎLE DE BOURBON.

voyageur, l’ami, l’hôte convié séjournent volontiers dans une liberté parfaite sans être astreints à se rapprocher de la famille plus qu’ils ne le désirent. Là se trouveront rangés quelquefois sur les rayons d’une bibliothèque nos poètes les plus choisis ; alors c’est un double plaisir de lire des vers là où il ne s’en fait pas. D’ailleurs une colonie, quelque pittoresque que l’ait faite la nature, n’est jamais un lieu très poétique par lui-même : là où il n’y a ni monumens, ni objets d’art, on est par trop heureux de se réfugier dans les livres, surtout lorsqu’on tombe en pleine récolte chez un planteur absorbé par la vue du sirop qui coule de ses cannes.

Une fois le Grand-Brûlé franchi, nous voilà dans la partie sous le vent ; moins découpée de petites anses, la côte s’allonge presque en ligne droite sous le flot régulier qui la bat. Bientôt se déploient les vastes sucreries de Vincendo, qui font le pendant de celles du Piton-Rond : plus loin fument les usines de la ravine à l’Angevin ; le boulanger mulâtre, qui s’en va sur son âne distribuer les pains aux portes des maisons, annonce qu’on se retrouve en pays civilisé. Une route monotone, parce qu’elle traverse des terres cultivées, amène le voyageur au milieu du village de Saint-Joseph, et l’on regrette presque les nuées de l’autre rive, tant le soleil est piquant sur ces chemins poudreux ; et puis, quoi de plus niais que de galoper en escarpins, un parasol à la main, devant de belles et riches demeures bien fermées, bien ombragées, où chacun se repose sur des nattes en attendant le soir ? Comment frapper à ces volets demi-clos pour demander au passage une orangeade, un simple fruit qui mettrait tant de valets en rumeur ? La cabane vous attire mieux ; le voyageur sent que le pauvre, heureux et fier du verre d’eau qu’il offre, montrera un certain empressement à l’accueillir. Les grands champs de cannes vertes, au milieu desquels surgissent les têtes de noirs, sont tristes à l’œil ; ils offrent trop crûment le symbole du rude travail de l’esclave sans salaire et de l’opulence du maître. Mais ce qui me frappa devant ces maisons, entourées de jardins parfois délicieux et assises au bord de la mer, ce qui lui donne un air de gaieté ce sont des volières charmantes pleines de jolis oiseaux apportés comme les arbres de l’enclos, de toutes les parties du monde. Dans un pays dépeuplé de volatiles, on a senti le besoin d’entendre autour de soi le gazouillement si vif, et si joyeux dont on ne peut se passer là où il n’y a pas d’hiver, et par suite pas de printemps. À Saint-Pierre, à Saint-Denis, à Saint-Paul, j’ai admiré ces volières où le chardonneret d’Europe, trop connu pour que nous l’admirions, rivalise avec le cardinal et le bengali ; je ne pouvais