Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/436

Cette page a été validée par deux contributeurs.
432
REVUE DES DEUX MONDES.

lacs. Tout à coup, de dessous une pirogue neuve renversée près du cap, je vis sortir six grands créoles, charpentiers et bûcherons, qui vinrent se réfugier près de moi. Leur patois, leur accent, les traits assez réguliers de leurs visages d’un blanc mat, leurs façons et leur propos, tout me rappelait les petits habitans de la Haute-Louisiane, du Bas-Canada, de l’Illinois. Comment se fait-il que ces Français anciens aient pris à la fois sur une île d’Afrique et sur le continent américain des allures semblables ? D’où vient qu’en s’éloignant d’un type commun, ces familles, qui se sont rapprochées de la nature, aient marché parallèlement ? Ne faudrait-il pas conclure de là que la civilisation, en perfectionnant le caractère des peuples, leur donne ces nuances tranchées, ces différences si sensibles qui les distinguent les uns des autres ?

Tout en fumant leur petite pipe de boucanier, à laquelle ils s’empressèrent à l’envi de me laisser allumer un chiroute de manille, objet nouveau pour eux, les bûcherons me donnèrent des renseignemens sur la route à suivre ; ils me citèrent l’un après l’autre les quarante espèces de bois propres à la construction et aux travaux d’art que fournit leur île ; mais comment présenter à des Européens des noms comme ceux-ci : bois blanc, bois de nate, bois de pomme, bois de nèfle, etc ? On reconnaît là les anciennes appellations appliquées par les premiers habitans à des espèces nouvelles ; les savans sont venus trop tard pour changer ces naïves nomenclatures, qui sont les mêmes dans toutes les colonies. Les pièces de bois que ces bûcherons travaillaient devant moi, ils les amenaient des hauteurs voisines tout équarries en les faisant glisser à force de bras ; puis ils les creusaient en pirogues qui, conduites par une pente rapide de la pointe sur la plage, étaient hissées à bord d’une barque et dirigées sur Saint-Pierre. Tout à coup la barque à l’ancre au pied du rocher ne pouvant plus résister à la violence des vagues, se mit à fuir devant la tempête ; ma mule, résignée, demeura seule comme le point de mire de l’orage. Il ne fallut pas moins des six bûcherons pour la forcer à rentrer dans le sentier ; mais je m’aperçus bientôt que sa corne était rongée au vif par l’effet de cette lave rude comme une lime. Quand les animaux souffrent, ils ne se plaignent pas, ils résistent et protestent.

Sur cette pointe lointaine, pays neutre à peu près entre les deux arrondissemens, les hôtels manquent, et on a recours à l’hospitalité créole ; au petit hameau de Saint-Philippe, qu’on traverse à la sortie de ce désert, c’est au presbytère qu’on va frapper. Sur les grandes habitations, il y a des pavillons isolés du principal corps de logis où le