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L’ÎLE DE BOURBON.

hameaux naissans du sud des États-Unis, destinés à devenir en quelques années des villes florissantes. Bientôt on arrive, par une belle route bordée de haies touffues, de jacquiers, d’arbres émondés, de longues allées conduisant à des habitations, près de la rivière du Mât. Les deux bords de ce large torrent sont joints par un pont en fer suspendu ; du milieu de ce balcon, jeté là sur un des plus beaux cours d’eau de toute l’île, en se tournant vers l’intérieur, on jouit d’un magnifique coup d’œil. À gauche, une immense plantation de cannes à sucre s’étend depuis le bord de la rivière jusqu’aux collines abruptes ; à droite, des champs de maïs semés sur les hauteurs entraînent le regard vers des forêts qui tapissent un versant pareil à ceux que couvraient encore les sapins séculaires sur les rives de l’Hudson, il y a quinze ans. Devant soi, on voit se rétrécir peu à peu, puis se refermer brusquement, un défilé menaçant, un prodigieux ravin qui conduit au cœur même de l’île, à Salazie, aux eaux thermales, vers des régions verdoyantes, malgré les feux des tropiques, et fraîches comme la Suisse. Qui ne serait attiré vers ces gorges mystérieuses, où l’on ne distingue plus l’épaisse et monotone fumée des sucreries, mais bien celle qui s’élève de la cabane du petit habitant, et reporte l’esprit aux temps des flibustiers ? Avant de cheminer sur la route de Salazie, reposons-nous sous cet arbre aux feuilles longues et lisses ; ouvrons ce fruit, recouvert d’abord d’une pulpe épaisse, puis d’un brou, d’une enveloppe rouge, puis enfin d’un endroit pareil à la cire, et il nous restera dans la main une noix de muscade. Ainsi dans cette île on récolte, ne serait-ce qu’en échantillon ou pour la consommation locale, les fruits les plus rares : le gingembre des Moluques, le poivre de Malabar, la muscade malgache que donne le raven-sara, le cacao de Guayaquil, et jusqu’au li-tchi de la Chine, fruit délicieux que les empereurs, à l’occasion de leur couronnement, envoyaient chercher dans les provinces du sud.

À Saint-André, il m’avait été impossible de me procurer un cheval ; je me vis donc réduit à continuer mon voyage à pied ; ma valise était sur le dos d’un Congo de traite, vêtu d’une chemise bleue en cotonnade de Pondichéry. Ce noir poussait si loin l’insouciance de sa race, que ses jambes le portaient sans que sa tête sût vers quel lieu ; aussi, avec un pareil guide, m’arriva-t-il de m’égarer souvent. Nous descendîmes par une pente rapide sur les bords de la rivière, près de cette forêt que j’avais admirée du pont : là comme partout, la cognée était au pied des arbres. Un quart de l’île restait en bois il y a cinq ans ; mais, avec cent machines à vapeur employées à la fabrication du sucre, ne prévoit-on pas que le déboisement sera complet avant un siècle ? et alors où en