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la côte, au souffle opposé d’une brise de terre qui répandait déjà à une distance assez considérable des vallées un parfum sensible de girofle et de café. Les nuages épais, après avoir versé sur l’île des torrens de pluie, se serraient autour des pitons et des mornes, y restaient suspendus en masses bizarres et voilaient la plus haute cime des montagnes. Le soleil, en se couchant, perçait de ses rayons les brumes produites par l’extrême humidité des plaines ; de petites nuées volaient avec lenteur sur le lit des torrens et remontaient tristement vers les régions supérieures, se brisant çà et là à des pics sombres, s’accrochant aux dômes des forêts pour reparaître ensuite sous des formes fantastiques. Nous voguions le long de la côte : les bâtimens mouillés devant les villages se pavoisaient à notre passage, tout en roulant sur des vagues énormes ; partout fumaient les champs imprégnés d’eau, et scintillaient en filets d’argent les cascades bondissant sur les rocs. Peu à peu la nuit vint, et sous les arbres, à l’angle des carrés de cannes à sucre, à travers les bouquets de cocotiers, brillèrent peu à peu aussi ces feux du soir, étoiles de la terre qui réjouissent la vue du navigateur et le font rêver avec attendrissement aux joies du foyer.

Durant la dangereuse saison de l’hivernage, il est important de débarquer au plus vite, afin de n’être pas exposé à un coup de vent qui peut rejeter pour long-temps le navire bien loin au large, et peut-être, hélas contre les rocs. Une fusée partie du quai nous apprit que le capitaine de port nous accordait la permission de prendre terre : le canot nous conduisit au pied d’une échelle de corde suspendue à l’extrémité d’un pont volant et liée sous l’eau à la profondeur de plusieurs brasses. Il faut, à la levée du flot, saisir les échelons, s’y accrocher, et se guinder jusqu’au haut sans regarder au-dessous de soi l’embarcation légère que la vague entraîne, balance, ramène à son gré. Les dames, ou ceux qui n’ont pas appris en grimpant sur les mâts à pratiquer sans péril un pareil exercice, sont hissés dans des fauteuils disposés le long du barachoix. En montant cet escalier peu commode, en pleine nuit, par une pluie battante, je songeais qu’il valait mieux encore débarquer dans des charrettes comme à Buenos-Ayres, ou sur le dos des noirs, comme à Pondichéry.

Le premier bruit qui frappa mon oreille au milieu du silence des élémens, dont on est si surpris en quittant la mer, ce fut le qui vive d’un grenadier du régiment de marine en faction devant la caserne. Cet appel un peu brusque me fit tressaillir et me causa plus de joie que le salut militaire prodigué par les cipayes anglais dans les villes de l’intérieur de l’Inde à tout homme blanc proprement vêtu.