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REPRISE DE BÉRÉNICE.

Voilà le langage d’une grande ame à celle qui peut l’entendre. Ainsi c’est l’amour même, dans sa religieuse délicatesse, qui s’oppose au bonheur de l’amour. Jean-Jacques n’a pas craint de soutenir que Titus serait plus intéressant s’il sacrifiait l’empire à l’amour et s’il allait vivre avec Bérénice dans quelque coin du monde, après avoir pris congé des Romains : une chaumière et son cœur ! Geoffroy remarque avec raison que Titus serait sifflé, s’il agissait ainsi au théâtre, « et Rousseau, ajoute-t-il, mérite de l’être pour avoir consigné cette opinion dans un livre de philosophie. » Tout se tient en morale : c’est pour n’avoir pas senti cette délicatesse particulière, cette religion de dignité et d’honneur qui enchaîne Titus, que Jean-Jacques a gâté certaines de ses plus belles pages par je ne sais quoi de choquant et de vulgaire qui se retrouve dans sa vie, et que l’amant de Mme de Warens, le mari de Thérèse, n’a pas résisté à nous retracer complaisamment des situations dignes d’oubli.

Il faut qu’il y ait beaucoup de science dans la contexture de Bérénice pour qu’une action aussi simple puisse suffire à cinq actes, et qu’on ne s’aperçoive du peu d’incidens qu’à la réflexion. Chaque acte est, à peu de chose près, le même qui recommence ; un des amoureux, dès qu’il est trop en peine, fait chercher l’autre :

A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?

Quand un plus long discours hâterait trop l’action, on s’arrête, on sort sans s’expliquer, dans un trouble involontaire :

Quoi ? me quitter si tôt et ne me dire rien !
................
Qu’ai-je fait ? que veut-il ? et que dit ce silence ?

Ce qui est d’un art infini, c’est que ces petits ressorts qui font aller la pièce et en établissent l’économie concordent parfaitement et se confondent avec les plus secrets ressorts de l’ame dans de pareilles situations. L’utilité ne se distingue pas de la vérité même. De loin il est difficile d’apercevoir dans Bérénice cette sorte d’architecture tragique qui fait que telle scène se dessine hautement et se détache au regard. La grande scène voulue au troisième acte ne produit point ici de péripétie proprement dite, car nous savons tout dès le second acte, et il n’eût tenu qu’à Bérénice de le comprendre comme nous. J’ai vu deux fois la pièce, et, à ne consulter que mon souvenir, sans recourir au volume, il m’est presque impossible de distinguer nettement un acte de l’autre par quelque scène bien tranchée. S’il fallait exprimer l’ordre