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qu’une vie factice aux déclamations de ses pamphlets. Ici, au contraire, Chénier atteint du premier coup dans la prose les mêmes qualités élégantes et fermes qu’il avait laborieusement conquises dans ses vers ; c’est l’élève, c’est l’émule de M. Daunou qui parle. La correcte circonspection du langage et des jugemens, l’atticisme ingénieux de la diction, une certaine grace sobre, on croirait lire l’auteur du Discours sur Boileau. De la part d’un écrivain mêlé aux plus ardentes contentions des partis, et qui avait transporté dans les querelles littéraires les violences des guerres civiles, cet effort d’impartialité n’est que plus frappant. Aucun dénigrement systématique, rarement de l’aigreur ; l’admiration, la tempérance dans la critique ne coûtent pas à l’habituel faiseur d’épigrammes, au censeur sardonique et dédaigneux d’autrefois. Les éloges en général sont distribués sans parcimonie, avec bonne grace. Excepté deux ou trois endroits où sa prévention est si forte, que, n’espérant pas la contenir, il l’abandonne à elle-même, Chénier fait preuve de détachement et de mesure. Chez un autre, ce ne serait qu’une qualité ; chez lui, c’est une vertu. Quand certains noms se présentent, on voit que le critique se défend des préventions du poète, et qu’il appréhende d’être involontairement partial : alors il redouble d’égards, et, dans son scrupule, il est attentif à discerner toutes les qualités. Ainsi fait-il pour l’auteur des Jardins. Ce n’est point assez ; Chénier ne veut pas que la rancune trouble sa vue. Il pèse religieusement les titres de ses adversaires : la « finesse polie » de Suard, les écrits « pleins de mérite » de Morellet sont mis en bon rang, et il n’est pas jusqu’à M. Michaud dont le talent ne soit à son tour reconnu. On le voit, c’est une longue guerre qui finit par une paix générale. La vérité ne lui coûtait pas à dire, même à propos de Mademoiselle de Clermont : « On croirait lire, écrit-il, un ouvrage posthume de Mme de La Fayette. » Voilà une phrase que Mme de Genlis aurait dû se rappeler dans ses Mémoires ; mais la vanité littéraire est ainsi faite, que trouvant les éloges naturels, elle les omet, et que, les contradictions lui semblant injustes, elle leur garde immanquablement quelque coin secret du souvenir. En même temps qu’il osait louer avec force Mme de Staël proscrite, Chénier s’honorait encore en mettant à sa vraie place le livre de son plus implacable détracteur, ce Lycée de La Harpe, pour lequel, à la même époque, il demandait le prix décennal par un rapport élevé et judicieux que l’Académie adoptait sans y rien changer.

Ce qui manque au Tableau, je n’ai pas besoin de le dire, c’est l’étendue, c’est (je ne voudrais pas employer les grands mots) une esthétique ouverte et plus compréhensive. La poétique de Marie-Joseph