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l’Histoire de France de Millot. Plus tard enfin, quand Napoléon apprit que Marie-Joseph mourant manquait de certains soins, il lui envoya six mille francs sur sa cassette[1]. Ce soir-là, Bonaparte se montra vraiment roi, et on n’est plus tenté de dire avec Chénier :

Un Corse a des Français dévoré l’héritage.

Ce qu’il avait promis à l’empereur, Marie-Joseph le tint. Il garda le silence et travailla dans l’ombre. C’est à peine s’il prit le temps d’achever à l’Athénée le cours de littérature que la nécessité l’avait forcé d’y entreprendre, et qui lui valut d’être traité par Dussault de Sophocle de 93 et d’érudit de contrebande[2]. Mais la polémique n’atteignait plus Chénier : fuyant les prôneurs comme les ennemis, il voulut achever dans la retraite cette carrière agitée, cette vie de tribune et de coulisse où il avait consumé sa jeunesse et ses forces. Le dépérissement chaque jour visible de sa santé, l’affaiblissement en lui de tous les principes vitaux, n’ébranlèrent pas son courage : impassible au milieu des souffrances les plus vives, il s’obstina dans le travail pour obtenir de la muse quelques-unes de ces confidences chères qui assurent la gloire. La muse se laissa toucher par cet homme qui, un pied dans la tombe, se défiait d’un passé applaudi et n’avait confiance que dans l’avenir bien court, que dans les quelques heures qui lui restaient. Chénier dès-lors n’a plus en vue ses contemporains :

Les yeux sur l’avenir, j’écrivais devant lui.

Dans ses dernières années, si bien remplies par la lutte touchante du génie se débattant contre la douleur, Chénier vécut tout-à-fait dans la retraite : il comptait avec la mort et ne voulait pas perdre un instant du répit qu’elle lui accordait. Redoutant la pitié, il avait pris le goût de la solitude. De là venait cette misanthropie qui, sur la fin, lui faisait éviter le monde et même les simples rencontres. Toute amer-

  1. M. Méneval, qui se chargea de remettre la lettre de Marie-Joseph à l’empereur, raconte, dans d’agréables et judicieux Souvenirs, publiés récemment, que Chénier fut alors nommé inspecteur des études. M. Méneval se trompe ; c’est en 1803 que Chénier avait été appelé à ces fonctions, et ce fut en 1806 qu’il les quitta.
  2. Le bibliographe de la révolution, M. Deschiens, vengea Chénier de son critique par une brochure curieuse où étaient donnés certains extraits des écrits révolutionnaires de Dussault. Dusault, qui s’y vantait d’être « le disciple chéri de son éternel modèle Marat, » osait dire par une allusion indigne, que l’œuvre de Chénier était la montagne en travail. — Luce de Lancival, dans son poème de Folliculus, a supposé, à ce propos, toute une histoire plaisante de duel entre Chénier et Dussault.