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sa manière. Ce n’était plus le même écrivain. « Depuis lors, dit Garat dans ses Mémoires, son nom entrait dans tous les lieux où l’on parlait du talent et de la gloire littéraire. » Chénier, en effet, avait l’un et se rendait digne de l’autre. Je n’ai pas besoin de dire que pendant un mois les journaux du gouvernement traînèrent Chénier dans la boue ; tous les libellistes gagés, tous les pamphlétaires à la suite, firent chacun leur brochure, où l’ombre de Voltaire était platement évoquée et poursuivait son correspondant de sarcasmes. Le fait est qu’il n’eût pas reconnu son langage dans toutes ces sottises stipendiées qu’on lui prêtait ; mais, en revanche, il eût pu répéter ce que la Décade osa dire, à savoir, qu’il avait été chanté en vers dignes de lui. »

Chénier se trouva du coup réduit à la misère, au point d’être obligé de vendre peu à peu les plus beaux livres de cette fastueuse bibliothèque qu’il avait amassée à grands frais. Cependant une grande et splendide édition de l’Épître à Voltaire parut bientôt, avec le profit de laquelle Marie-Joseph espérait satisfaire du moins aux premiers besoins de cette détresse inopinée. M. de Talleyrand, qui était alors ministre, le sut. Touché du malheur de celui qui l’avait fait rappeler d’exil, il trouva moyen de mettre sa sensibilité de galant homme d’accord avec ses habitudes de courtisan. C’était de la diplomatie. M. de Talleyrand fit prendre à son compte toute cette magnifique édition, en sorte qu’il n’en fut plus question, et qu’en même temps Chénier eut les profits de cette espèce de saisie généreuse, de cette espèce de censure bienfaisante. Dans ces épreuves, Chénier sut braver les privations : il conserva toute sa fierté. M. Alexandre Duval a raconté quelque part que, sachant les besoins pressans du poète, il s’était cotisé avec Michot, l’ancien sociétaire de la Comédie-Française, pour lui offrir un prêt de mille francs ; mais les visiteurs trouvèrent la contenance de Chénier si digne, si imposante, qu’ils n’osèrent pas se déclarer, et partirent comme ils étaient venus. Peu à peu la gêne de Chénier devenait de la misère : ce fut un grand bonheur à M. Daunou de pouvoir personnellement alléger les rigueurs de la destinée contre celui qu’il regardait comme le plus généreux des hommes, comme le meilleur des amis. Une place fort humble devint en effet vacante aux Archives du royaume : en sa qualité de garde-général de cet établissement, M. Daunou avait ici le droit de désignation. Seulement la nomination, une fois faite, devait passer sous les yeux de l’empereur. L’ami de Chénier ne craignit pas de mécontenter l’empereur ; il signa. Quand l’arrêté passa sous les yeux de Napoléon, il dit seulement d’un ton qui n’était qu’à demi fâché : « Bon ! voilà un tour que me joue Daunou ! »